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c’est une saignée disent les jeunes, la liquidation du vieux siècle ruiné. Peut-être va-t-il naître une génération pleine de vie et d’aspirations nouvelles. La misère est navrante dans les quartiers populeux. Bah ! ils feront des quêtes, une fête de bienfaisance, quelques ventes de charité ; ils fonderont même une œuvre et tout sera dit. La vie recommencera sur les décombres.

27 Juillet. — Plus que 300 décès. Je suis anxieux, des frissons de peur me secouent.

2 Août. — Plus que cent décès ; c’est la proportion normale. Les querelles politiques qui avaient fait trêve, reprennent de plus belle ; crise ministérielle. L’épidémie est reléguée dans les faits divers. Les théâtres ont fait leur réouverture malgré la chaleur. Peu de vides parmi les acteurs, ils étaient allés continuer leur saison à l’étranger. Le boulevard se repeuple. Quelques figures connues manquent à l’appel, des gens célèbres ont disparu et le bruit de leur mort s’est perdu dans le grand brouhaha. On s’aborde : « où avez-vous passé le temps de l’épidémie ? — À Hyères ; et vous ? — À Cannes. Le petit de C… est-il revenu ? — Il est mort, le pauvre, en juin dernier ; ses trois frères sont morts aussi à quelques heures d’intervalle ; le père s’est remis. — Et H… ? — Mort aussi… Et J… ? — Aussi. » La liste est longue. Qui se souviendra de cela, dans six mois ?

10 Août. — Le train-train de l’existence recommence. On parle de moins en moins des absents. Tout est rouvert, concerts, bals, cafés : une rage de plaisir se déclare, on a hâte de rattraper le temps perdu. Les vides se comblent. Déjà on prend le demi-deuil. Je ne suis pas encore tranquille. S’il n’était pas parti ? S’il n’avait fait trêve que pour les prendre au piège ?

12 Août. — Les moineaux de Paris sont revenus. C’est fini, bien fini ; à peine deux ou trois décès en retard. La Commission d’hygiène s’est déclarée dissoute, après avoir rendu compte de ses travaux en séance solennelle ; tous les membres sont décorés. — Hier, Première à sensation, avec les gilets à cœur célèbres. Courses aujourd’hui. Demain soir, fête de l’Été au Palais de l’Industrie. Tout est oublié, on plaisante l’Épidémie. Les camelots crient une chanson comique chantée à l’Eldorado. Je n’ai pas eu le courage de l’acheter. Depuis hier je suis plus agité, plus fébrile que d’habitude : j’ai comme des demi-évanouissements, des sortes de syncopes. Je sais qu’il n’est pas parti.

13 Août. — Je suis très faible… des douleurs sourdes me tiennent aux entrailles — l’abus du bromure ? Non, le bromure ne donne pas de pareilles souffrances. Je n’ai jamais eu ces contractions violentes, ces vertiges. — Mais oui !… c’est bien cela…