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rire, quelque chose comme une forte purgation ! Puis, brusquement, il s’est arrêté, ouvrant la bouche, comme s’il étouffait, ses yeux se sont retournés, il a glissé le long de mon corps, et s’est écroulé par terre en se tordant. Sa figure a pris une teinte bleue, et j’ai vu la Bête invisible le terrasser.

Et je me suis sauvé, éperdu d’angoisse, hurlant le Nom. Je ne sais combien de temps j’ai couru. Sur mon passage, les gens s’écartaient terrifiés, les rues se vidaient. Je suis rentré et j’ai brûlé mes habits. La nuit est venue ; et, au milieu du silence, Il a pris possession de la Ville.

12 Mai. — C’est fort bizarre. Je suis débarrassé de l’anxiété qui me tenait depuis trois mois ; maintenant que je le sais ici, près de moi, tout près, j’éprouve une sorte de soulagement, le plaisir de l’entière certitude. — On a essayé d’étouffer la nouvelle, il n’y a pas eu moyen : 5 décès hier, 30 aujourd’hui, 170 cas signalés. Il commence ses coupes. Je suis allé à la gare du Nord, voir le départ des trains. Une écœurante odeur de phénol s’exhalait des bagages ; sur le quai, les voyageurs, en petits groupes, s’observaient avec des yeux méfiants, en gardant leur mouchoir collé aux lèvres. Puis ils se sont rués sur les wagons. Les trains partent bondés.

13 Mai. — Les convois ne passent plus en Allemagne, depuis ce matin ; les trains pour la Suisse et la Belgique ne passeront pas non plus. La route d’Angleterre est encore libre. Ici, l’épouvante grandit, on parle de 400 cas nouveaux et de 120 décès. Les théâtres ont dû fermer du jour au lendemain.

16 Mai. — Les rapports des médecins sont décisifs. C’est bien la peste asiatique, qui tue en six heures. 227 décès aujourd’hui, dont un dans ma rue. J’ai dû faire effort sur moi-même pour ne pas aller le voir. — Le boulevard se dépeuple, on ose à peine sortir ; les cafés sont vides, à l’heure verte, et, le long des terrasses inoccupées, les garçons ont des poses ennuyées. Les lettres à bordure noire commencent à paraître sur les contrevents des boutiques fermées. Les journaux sont remplis de détails médicaux, de conseils sur les précautions à prendre, de réclames pour des antiseptiques. En première page, et en grosses lettres, la statistique mortuaire. Découpé ceci dans le Temps : « Il ne faut pas s’exagérer la gravité de l’épidémie ; il est vrai que le nombre des décès est triplé, mais ce sont surtout des personnes affaiblies ou des vieillards qui ont été atteints et dont la fin, en tout cas, eût été prochaine. » La bêtise humaine ne désarme pas.

18 Mai. — Hier 312 décès ; près de 400 aujourd’hui ; on ne peut plus compter exactement. La province est entièrement prise ; les départs ont cessé, les issues étant fermées, et, au milieu de la foule muette de peur, il se promène lentement, lentement ; il choisit d’abord