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des symptômes qui servent à fixer le diagnostic est, en elle-même, un chef-d’œuvre de netteté et de précision. Il y a trois périodes dans la maladie : 1° période d’incubation — malaise subit, syncopes, vertiges ; 2e période, dite cyanique — traits altérés, tremblement, froid cadavérique, pouls supprimé — plaques bleues, ongles livides, presque noirs, doigts ridés et recourbés ; œil cave, terne, cerné ; respiration faible et très lente, comme anxieuse ; haleine froide, voix éteinte. C’est la période des vomissements et des évacuations alvines rizacées ; le nez, glacé, tombe quelquefois en gangrène ; une sueur visqueuse couvre les membres, et en se séchant les saupoudre d’une poussière fétide. La mort vient parfois dès cette seconde période, par asphyxie. 3e période : réaction, fièvre violente, spasmes, convulsions. La mort arrive au milieu du délire. — Et cela peut durer quarante jours !

29 Janvier. — J’ai eu tort d’écrire le résumé de mes recherches : je n’ose plus tourner la page et relire… Je suis souffrant, il y a cinq jours que je ne suis sorti. Cette nouvelle, donnée par le Figaro, me revient en tête et je ne puis la chasser. Elle m’a frappé ; je ne lis pas d’ordinaire cette partie du journal. Comment le choléra est-il venu jusqu’à Karaman ? l’Asie Mineure n’est pas sa voie habituelle. Il suit une double route. Entrant en Asie par le chemin des caravanes, il se répand en Afghanistan, Boukhara, pénètre en Europe par Orembourg, envahit la Russie, la Prusse, l’Angleterre, puis enfin la France par Calais. Quelquefois il a pris le chemin d’Afrique, la Mecque, l’Égypte. Son siège permanent est en Inde, dans les régions sacrées du Gange et du Brahmapoutre, où les tourbières et les marais, surchauffés par le soleil, jettent sans cesse des myriades d’atomes délétères ; sur d’éternelles solitudes, pèse une atmosphère d’étuve, irisée d’une humidité lourde et fétide ; à la surface des eaux immobiles, sous l’implacable irradiation, des détritus de toutes sortes se décomposent avec des nuances d’opale ; et les plantes étranges, les végétations surhumaines naissent et se développent dans la chaude buée qui s’exhale de la vase ; des fleurs bizarres aux couleurs inconnues surgissent de toutes ces pourritures, des fleurs énormes dont le parfum est mortel : dans leur calice velouté reposent les plus puissants germes de destruction ; parfois le vent de la nuit les enlève pour les laisser tomber dans quelque centre trop peuplé où les hommes se pressent en foule et se gênent, dans une ville sainte que remplissent sans cesse les théories de pèlerins. L’un d’eux est effleuré par le mal. L’impalpable graine s’est posée sur son front lentement, l’œuvre est faite : celui-ci va mourir, celui dont il a touché la main mourra tout à l’heure, et mourront aussi tous ceux qui les ont approchés ; le nombre des victimes grandit, grandit, les nomades emportent la mort dans les plis de leurs vêtements, le vent passe sur le foyer d’infection et va jeter au loin le charbon errant. Si bien que par dessus les plaines