Page:La Revue blanche, Belgique, tome 2, 1890.djvu/225

Cette page a été validée par deux contributeurs.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion



ce qu’il faisait, l’autre lisait sans comprendre. Sa voix tâtonnait, tremblotait, de grands soupirs soulevaient ses seins. Moige savourait délicieusement le vent tiède de son haleine ; des voiles descendaient devant ses yeux, et les lignes des adresses se mirent à chevaucher dans tous les sens. Il dénoua sa cravate d’un coup sec.

Monsieur Auré,
Chef de bureau au Ministère de l’Agriculture,
3, rue Michelet,
Paris.

Les choses se tendaient ; leurs nerfs bandés à se casser tressaillaient au moindre bruit. L’émotion physique parvint à son point culminant : la voix de Mme Tardieu haletait, devenue rauque. Lui, il écrivait à blanc, sans encre :

Madame Léon Kahn,
Directrice du Lycée Montespan,
32, rue Racine,
Paris.

Alors, à pas lents, elle alla fermer au verrou la chambre mortuaire, et quand elle revint, elle posa la main sur l’épaule de Moige qu’elle serra nerveusement. Elle n’eut pas la force de dicter d’autres adresses. Il y eut un arrêt. Un coup de tonnerre éclata. Brusquement Moige prit conscience de son émotion, à elle, se dressa, la vit chancelante, prête à tomber. Ils tremblèrent d’une suprême flambée de désirs.

Et près de la chambre du mort, au long d’un divan bas, ils affirmèrent l’éternel triomphe de la vie……

Le temps se passa ; des heures s’écoulèrent, qu’ils n’entendirent pas sonner ; dehors, l’orage creva sans qu’ils y prissent garde, perdus dans le vague de leur rêve.

Lorsqu’au petit jour gris, ils se réveillèrent enfin, et qu’ils se furent rajustés, ils se trouvèrent dans la plus fausse des situations ; Moige cherchait une phrase de transition qui ne venait pas ; elle, de son côté, cherchait aussi, sans oser le regarder. Le silence devint gênant, presque ridicule. Il n’y avait qu’un moyen d’en sortir : sans se consulter, d’un accord tacite, ils se dirigèrent vers la table, tirèrent les rideaux, rallu-