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qu’ont tracé les Bicos. Le sentier, avec ses crochets, a bien trente-cinq kilomètres, et tu comprends que si l’on plaçait les bornes à mille mètres l’une de l’autre, il en manquerait pas mal. C’est pour ça qu’on les met à quinze cents mètres, et c’est pour ça que nous en avons encore pour deux heures au moins…

— Si nous trottions un peu ? Vendredeuil hausse les épaules.

— Pour rire. Avec une poussière pareille… D’abord, les canassons sont éreintés ; nous les avons fait assez trotter ce matin. Ce n’est pas de la plume qu’ils ont au cul.

Et Vendredeuil, se retournant sur sa selle, étend le bras vers les sacs de riz et de café dont nous avons chargé la prolonge, il y a trois heures environ, à la Kasbah du Kef.

— Dire qu’il n’y a rien à boire, là dedans. Si seulement le gendarme arrivait…

— Ah ! oui, le gendarme ! Il y met le temps, à nous rattraper… Tu ne le vois pas ?

— Non… Pourvu qu’il apporte à boire, au moins, soupire Vendredeuil en se remettant en selle.

La conversation retombe. Le silence n’est coupé que par le cri continuel du sable mordu par les roues et par le choc intermittent et agaçant d’une chaîne de fer qui se balance derrière la voiture. Le paysage se décolore sous la lumière crue, s’écrase dans une uniformité blême, s’aplatit dans une succession pâle de larges plans horizontaux, pendant que le soleil, très haut, largement auréolé dans le ciel bleu, mâche, tout là-bas, la crête sanglante des montagnes aux