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mauvaise composition typographique, et quand j’arrivais à la fin de la période, j’en oubliais le commencement. Je voulus me rappeler alors comment cela avait commencé, pourquoi je formais cette phrase inepte sur un certain Milton, et je n’y parvins pas.

— Le Paradis reconquis, le Paradis reconquis, — répétais-je sans comprendre ce que cela voulait dire.

Et je me rendis alors compte de ce que beaucoup de choses échappaient à ma mémoire, que j’étais devenu bizarrement distrait, que je confondais les visages connus, que dans la plus simple conversation j’oubliais des mots et que, d’autres fois, tout en sachant le mot, je ne pouvais en saisir la signification. J’eus la vision nette de ce qu’était maintenant ma journée : étrange, tronquée, comme mes jambes, avec des lacunes énigmatiques, de longues heures où je perdais connaissance, où j’étais en syncope et dont je n’avais pas souvenir.

Je voulus appeler ma femme, mais j’avais oublié son nom, cela ne me surprit plus et ne m’effraya point. Je murmurai doucement :

— Femme !

Le mot informe, d’un usage rare, sonna doucement et expira, sans provoquer de réponse. Et il faisait calme. Ils avaient peur de troubler mon travail par un son imprudent, c’était un véritable cabinet de savant, confortable, paisible, disposant à la méditation et à la création.

« Bien-aimés ! comme ils prennent soin de moi ! » — pensai-je, attendri.

…Et l’inspiration, la sainte inspiration m’envahit. Le soleil s’alluma dans mon cerveau et d’ardents rayons créateurs en jaillirent sur tout l’univers, en semant des fleurs et des chants. Fleurs et chants. Et j’écrivis toute la nuit sans sentir la fatigue, planant librement sur les ailes de la puissante et sainte inspiration. J’écrivis quelque chose de grand, d’immortel — fleurs et chants.

Fleurs et chants…


DEUXIÈME PARTIE

Fragment X.


…la bataille dure huit jours déjà. Elle a commencé vendredi dernier ; samedi, dimanche, lundi, mardi, mercredi, jeudi se sont écoulés, vendredi est arrivé de nouveau, s’est écoulé aussi, et elle dure toujours. Les deux armées, des centaines de mille hommes se tiennent en face les uns des autres et, sans reculer, s’envoient des engins tonnants, des explosifs ; et à tout moment des hommes