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n’a qu’une raison qui commence à se voiler. Touche ma tête, comme elle est brûlante. Le feu est dedans. Et parfois elle devient froide, et tout y gèle, s’engourdit, se change en une glace morte. Je dois devenir fou ; ne ris pas, frère ; je deviendrai fou. Tu es déjà là depuis un quart d’heure, il est temps que tu sortes du bain.

— Encore un peu. Une minute.

C’était si bon d’être assis dans un bain, comme autrefois, et d’écouter une voix familière sans chercher à pénétrer le sens des mots, et de voir tous ces objets familiers, simples, habituels : le robinet de cuivre un peu rouillé, les murs au dessin familier, le matériel de photographie disposé en ordre sur les rayons. Je m’occuperai de nouveau de photographie — je photographierai des paysages simples et calmes, et mon fils : marchant, riant, folâtrant. On peut s’en occuper sans avoir de jambes. Et j’écrirai de nouveau des articles sur les livres sérieux, sur les nouveaux progrès de la pensée humaine, sur la beauté et sur la paix.

— Ho, ho, ho ! éclatai-je de rire en clapotant.

— Qu’as-tu ? demanda mon frère tout effrayé et pâle.

— Rien. Je me réjouis d’être chez moi.

Il me sourit comme à un enfant, comme à un cadet, bien que je fusse de trois ans plus âgé que lui ; et il devint pensif, comme un homme mûr, un vieillard, qui a de grandes, de lourdes, de vieilles pensées.

— Où aller ? dit-il en haussant les épaules — chaque jour à la même heure à peu près, les journaux ferment le courant, et l’humanité entière frémit. Cette simultanéité de sensations, de larmes, de pensées, de souffrances et de terreur m’enlève tout point d’appui et je suis semblable à un éclat de bois porté par les flots, à un grain de poussière ballotté par le vent Je suis arraché avec force de l’habituel, et chaque matin il y a un moment terrible où je reste suspendu dans l’air au-dessus du gouffre noir de la folie. Et j’y tomberai, je dois y tomber. Tu ne sais pas tout, frère. Tu ne lis pas les journaux et l’on te cache bien des choses, tu ne sais pas tout encore

Et ce qu’il venait de dire me sembla une plaisanterie un peu lugubre : c’était le partage de tous ceux qui, dans leur folie, se familiarisaient avec la folie de la guerre et nous en préservaient. Je considérai cela comme une plaisanterie, comme si en ce moment, clapotant dans l’eau chaude, j’eusse oublié tout ce que j’avais vu là-bas.

— Qu’ils me le cachent si bon leur semble, — et je dois sortir du bain, — dis-je étourdiment, et il appela un domestique