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écartant avec terreur, s’y blottissant de nouveau, baisant ces tronçons et pleurant :

— Comme tu as été ! Tu n’as que trente ans. Tu as été jeune, beau. Qu’est-ce donc ! Que les hommes sont cruels ! Pourquoi ? Quelqu’un a-t-il besoin de cela ? Toi, si doux, si digne de pitié, mon cher, cher…

Et alors, attirées par ses cris, elles accoururent toutes, la mère, la sœur, la bonne, et toutes pleuraient, parlaient, se traînaient à mes pieds et pleuraient à sanglots. Et au seuil se tenait mon frère pâle, tout à fait blanc, les mâchoires tremblantes, et criait :

— Je deviendrai fou chez vous. Je deviendrai fou !

Et la mère se traînait devant le fauteuil, elle ne criait plus, elle râlait et heurtait les roues de la tête. Et le lit blanc se dressait, aux oreillers remués, au couvre-pieds retroussé, le même que quatre ans auparavant j’avais acheté, avant mon mariage…


Fragment IX.


…J’étais assis dans un bain d’eau chaude, et mon frère allait et venait, inquiet, dans la petite pièce, s’asseyant, se levant aussitôt, saisissant le savon, le drap, les portant à ses yeux myopes, les remettant de nouveau à leur place. Puis le visage tourné vers le mur, en détachant du doigt le stuc, il reprit chaleureusement :

— Juge toi-même : peut-on impunément, pendant des dizaines, des centaines d’années, enseigner la pitié, la raison, la logique — inculquer la conscience ? L’essentiel est la conscience. On peut devenir impitoyable, perdre toute sensibilité, se faire à la vue du sang et des larmes et des souffrances — tels les bouchers ou certains médecins ou militaires — ; mais comment peut-on, après avoir reconnu la vérité, l’abjurer ? Selon moi, cela ne se peut. Dès l’enfance, on m’a dit de ne pas tourmenter les bêtes, d’être pitoyable ; les livres que j’ai lus m’ont appris la même chose, et je plains douloureusement ceux qui souffrent dans votre guerre maudite. Mais le temps passe, et je commence à me faire à toutes ces morts, à ces souffrances, à ce sang ; je sens que, dans le train-train de ma vie, je deviens moins sensible, moins impressionnable, que je ne réagis que contre les excitants les plus violents, — mais je ne peux m’habituer au fait même de la guerre, ma raison se refuse à comprendre et à expliquer ce qui, dans son principe, est déraisonnable. Un million d’hommes, réunis en un seul endroit et cherchant à ordonner leurs actes, s’entretuent et tous souffrent de la même façon, tous sont malheureux au même point — qu’est-ce donc, si ce n’est de la folie ?