Page:La Revue, volume 56, 1905.djvu/241

Cette page a été validée par deux contributeurs.

entières, s’acharnent les uns après les autres et glapissent. La nuit, tels des oiseaux réveillés par un orage, des papillons monstrueux, ils viennent vers le feu, et on n’a qu’à allumer un bûcher pour qu’au bout d’une demi-heure une dizaine de silhouettes criantes, déguenillées, sauvages, semblables à des singes, grelottantes, surgissent. On tire souvent sur eux par méprise, d’autres fois on le fait exprès, agacé qu’on est par leurs cris incohérents, effrayants.

— Je veux partir, criai-je en me bouchant les oreilles. Et comme à travers de la ouate de nouvelles et terribles paroles venaient marteler mon cerveau, assourdies et lointaines…

…Il y en a beaucoup. Ils meurent par centaines dans les gouffres, dans les pièges à loups préparés pour les hommes valides, en pleine raison, accrochés aux bouts des fils de fer barbelés, à des pieux ; ils se mêlent aux batailles ordonnées, réglées, et se battent en vrais héros, aux premiers rangs, toujours sans peur et sans reproches, mais ils tombent souvent sur les leurs. Ils me plaisent. Pour le moment, je ne commence qu’à devenir fou, c’est pourquoi je reste et je parle avec vous, et quand la raison m’aura abandonné définitivement, j’irai aux champs, je ferai un appel et je rallierai autour de moi ces braves, ces chevaliers sans peur et je déclarerai la guerre à tout l’univers. En bande joyeuse, avec des fanfares et des chants, nous entrerons dans les villes et dans les villages, et là où nous passerons tout sera rouge de sang, tout tourbillonnera et dansera comme le feu. Ceux qui ne sont pas morts se rallieront à nous et notre vaillante armée grossira comme une avalanche et purgera tout le monde. Qui est-ce qui a dit qu’il est défendu de tuer, d’incendier, de piller ?

Il criait, le docteur fou, et ses cris semblaient réveiller le mal endormi de ceux dont les jambes étaient amputées, les poitrines et les ventres lacérés, les yeux défoncés. La salle se remplissait d’une large plainte, intermittente, larmoyante, et de toutes parts des visages pâles, jaunes, décharnés se tournaient vers nous, les uns sans yeux, d’autres monstrueusement mutilés comme s’ils sortaient de l’enfer. Et ils gémissaient et écoutaient, et par la porte ouverte entrait avec précaution l’énorme ombre informe, planant au-dessus de l’univers, et le vieux fou criait, les bras tendus :

— Qui est-ce qui a dit qu’il est défendu de tuer, d’incendier, de piller ? Nous tuerons, nous pillerons, nous incendierons. Bande joyeuse, insouciante, nous démolirons tout : leurs édifices, leurs universités, leurs musées ; gaillards joyeux, débordant d’un rire de fou, nous danserons sur les ruines. Je proclamerai la maison