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asservi. Et toutes ces sensations se succèdent, l’entraînent, elle, jadis en marge de la vie, dans une existence passionnante où, resplendissent des minutes divines, comme le soir où, s’agenouillant, le jeune homme baise l’ombre de l’adorée.

Nous retrouvons Christiane enceinte près de Paul. Voici le redoutable problème de l’enfant qui met sa présence inquiétante entre deux amants heureux. L’écrivain étudie celui qui « est de la race des amants et non de la race des pères ». L’amour paternel n’est pas instinctif, car l’homme s’enorgueillit de ses enfants légitimes parce qu’il voit en eux les continuateurs de sa race, tandis qu’il n’a pour le bâtard qui grandit sous un nom trompeur qu’une indifférence hostile. Légitime ou illégitime, la mère aime pareillement son petit. Guy avait montré l’amour maternel dans l’âme grande et profonde de Jeanne. Avec un art délicat, il note l’évolution de la petite âme puérile de Christiane qui, sensibilisée par l’amour, se perfectionne dans la maternité. La femme est une impulsive, ses instincts sont voilés, non pas supprimés par la civilisation. Aux heures graves, elle redevient un être sincère. Or, le but de l’amour est l’enfant, et la femme aura une joie orgueilleuse à créer un être qui sera à la fois elle et l’homme qu’elle a passionnément aimé.

En la spontanéité de sa joie, elle oublie ses coquetteries et ses pudeurs, étale orgueilleusement sa grossesse. Et l’amant s’éloigne d’elle, choqué de la déformation d’une femme jadis aimée. Il a presque de la haine pour l’intrus qui fait de l’amante une pauvre malade sans grâce. Et, par excès d’élégance, il la délaisse vilainement. Puis, sans préméditation, parce qu’il a vu pleurer une fillette et voulut la consoler, il se laisse entraîner à un mariage qui navrera la pauvre femme douloureuse dont la chair sera déchirée par l’enfant, dont l’âme agonisera, torturée par le père. Et le livre se termine sur une scène d’une poignante émotion. Christiane, par les souffrances de l’amour et de la maternité, arrive à la juste compréhension de toute la vie. Elle sait l’affreuse solitude des êtres qui, ici-bas, croient se fondre l’un dans l’autre et demeurent étrangers. L’étreinte qui accomplit ce miracle : créer un être neuf, est impuissante à réunir deux pauvres âmes humaines et les laisse séparées éternellement. Cette femme qui a un mari, un amant et un enfant, mesure son effroyable solitude et, avec vaillance, dit adieu au doux passé, à l’avenir heureux. Elle se résigne à l’obscure tristesse du dévouement sans illusions. Car ce qui, maintenant, est une petite larve humaine, deviendra à son tour un être qui ne la comprendra pas, qu’elle ne devinera point.