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LES HÉROÏNES DE GUY DE MAUPASSANT

(D’après mes conversations avec Mme Laure de Maupassant.)

On a beaucoup commenté cette boutade de Maupassant : « Je préfère une truite saumonée à une jolie femme ». Il nous semble intéressant de voir comment l’écrivain a peint la femme. Aussi étudierons-nous ses romans : Une vie, Bel ami, Mont Oriol, Pierre et Jean, Fort comme la mort, Notre cœur.

Les héroïnes ne sont pas des exceptionnelles, mais de celles que nous rencontrons chaque jour, qui partagent nos préoccupations, sont tendres et menteuses, puériles et sublimes. Et ces êtres si divers ont un trait commun, la maternité. Nul mieux que Maupassant n’a peint la tendresse passionnée des mères, leur inlassable dévouement, leur renoncement sublime.

Après son œuvre de début, Boule de suif qui, d’emblée, consacra sa gloire, le jeune romancier publiait, en 1882, Une vie, atteignant le plus noble succès auquel un artiste puisse prétendre : faire une œuvre qui, par sa forme raffinée, contente les lettrés et, en même temps, dégage assez d’humanité pour être comprise de tous.

Guy de Maupassant ne nous a jamais parlé de lui, ayant, pour cacher son « moi », le même souci que d’aucuns mettent à se raconter. Et ceux qui ont eu le bonheur d’avoir quelques détails sur son enfance savent l’empreinte profonde qu’elle laissa en lui. Il vécut en communion d’esprit avec sa mère, et comprit la navrante désillusion de l’épouse qui n’a pas été heureuse. Et si Une vie possède une telle beauté d’émotion, c’est qu’une femme y laissa deviner sa pauvre âme douloureuse.

Ce premier roman est trop universellement connu pour qu’il soit nécessaire d’en raconter le sujet, mais il nous a paru intéressant d’en rechercher l’origine. Les traits essentiels en sont vrais. Guy prit comme cadre la campagne normande, dont il subit la pénétrante mélancolie, et dans les paysages familiers, il plaça des êtres réels. Certains se reconnurent lorsque le volume parut. Le prêtre exalté qui écrase à coups de talons la chienne et ses petits, avec une fureur d’homme chaste pour les choses de la chair, a réellement existé. De même les voisins de campagne auxquels Jeanne va faire ses visites de noce sont observés d’après nature.

Ce livre a une valeur documentaire, peinture merveilleusement exacte d’une génération de jeunes filles qui, romanesques, tendres et ignorantes de la vie, différaient totalement des vierges modernes. L’éducation que recevaient nos grands’mères développait leur sensibilité. Dans le logis clos, elles vivaient de