LE SURREAl1SME ET LA PEINTURE
ne se dérobe pas lorsqu’avec d’infinies précautions celui-ci va pour la saisir. « 0 surprise ! il la sent bien telle qu’il la voit ; il étend tous ses doigts et les passe légèrement sur le dos de la main magique, dont les contours, la résistance flexible et ferme, la peau fine et tiède répondent fidèlement à l’illusion de la vue. Alors, de sa main dépliée, il embrasse pleinement cette main plus petite, il la sent dans la sienne, il palpe ces doigts, ce pouce, ces tendons, recouverts d’une peau souple, halitueuse et douce ; il arrive au poignet, mince et bien pris ; il sent parfaitement la tête du radius et cherche le pouls ; mais alors la figure à laquelle, appartient cette main chimérique lui dit d’une voix fraîche, enfantine et souriante, mais sans relever la tête : « Je ne suis pas malade. » L’alité allait lui demander : « Qui êtes-vous ? » lorsqu’on entra dans sa chambre, apportant un bouillon. 11le prit, sa diète était finie, et avec elle finirent les hallucinations ; mais il pense que, s’il avait continué, ses agréables chimères auraient de plus en plus complètement répondu aux bonnes dispositions qu’il commençait à avoir pour elles, et que finalement il eût pu soutenir avec elles ces relations de tous ses sens réunis, sans être sûr pourtant que le contrôle impartial de son intelligence eût pu se maintenir. » Sans être sûr... en vérité il était bien question de cela I Comment ne m’en prendrais-je pas à cet homme qui n’a pas su vivre le plus beau poème du monde ? La peste soit de sa faim malencontreuse et de cet absurde bouillon !A la place de cet A. M., j’y ai souvent songé, j’aurais fait mine de trouver le breuvage trop chaud et le temps de le laisser refroidir, je congédiais l’être réel qui, en l’apportant, avait osé me déranger. Afin qu’il n’y eût plus à nouveau que VOUS. Certes je n’aurais pas bu le poison. Mais une fois que nous aurions été bien seuls, j’aurais soulevé très’doucement le bol et je vous l’aurais tendu. Vous l’auriez pris, n’est-ce pas ? 11n’y a pas de raisons pour que mon geste vous ait lâché. Voici le bol suspendu à cinq centimètres au-dessus de mon lit. C’est donc bien TOUSqui le tenez, ce n’est plus moi ? 11me semble que vous n’auriez fait aucune difficulté pour boire. Un peu plus tard la servante serait venue reprendre le bol vide. Chirico, que je tiens pour le héros d’une histoire semblable, n’a pas su non plus se garder des tentations grossières. Il serait injuste, en effet, de penser que son abdication et ses reniements successifs doivent être mis au compte de la déception que ses premières recherches pourraient lui avoir fait éprouver. Cen’est pas au seuil interdit d’un palais, ni par un point blanc sur un tableau noir, ni sur un lancer de gant éternel que nous pouvons accepter qu’une telle aventure prenne fin. Chirico, qui, en continuant à peindre, n’a faitdepuis dix ans que mésuser d’un pouvoir surnaturel, s’étonne aujourd’hui que l’on ne veuille le suivre en ses piètres conclusions, dont le moins qu’on puisse dire est que l’esprit en est totalement absent et qu’y préside un cynisme éhonté. Le «bol de bouillon », suivi naturellement de bien d’autres bols (l’Italie, le fascisme,
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connaît de lui un tableau assez infâme pour être intitulé : « Légionnaire romain regardant les pays conquis » — l’ambition artistique qui est la plus médiocre de toutes, la cupidité, même) a eu tôt fait de dissiper lesenchantements. La complète amoralité du personnage en cause à l’ait le reste. Et il voudrait que nous hésitions à nous prononcer sur son attitude, en vertu de je ne sais quelle faiblesse sentimentale qui nous ferait reporter sur sa personne une i^art de l’émotion que ses premières oeuvres nous ont causée ! Que dis-je ? il irait presque jusqu’à nous opposer cette vérité à laquelle ici nous souscrivons tous, à savoir que dans le temps un esprit ne peut que rester parfaitement identique à lui-même. Aussi pensons-nous bien que de méchantes oeuvres comme son Retour de l’Enfant Prodigue, ses ridicules copies de Raphaël, ses Tragédiens d’Eschyle, et tant de portraits à menton fuyant et à vaine devise latine ne peuvent être le fait que d’un méchant esprit. Que Chirico ait joui quelque temps d’une rare faculté de discrimination s’exerçant sur les apparences extérieures les plus troublantes, comme tout ce qui, autour de nous, participe à la l’ois de la vie et de la mort, et les ait su baigner dans une lumière propice d’orage, d’éclipsé ou de crépuscule, il n’est rien en cela qui puisse limiter ses torts en le gardant finalement de s’être trompé. Tant pis pour lui s’il s’est cru un jour le maître de ses rêves I 11n’est guère moyen, en présence de certaines de leurs données les moins interprétables, et pour peu qu’on ait eu le courage de tenir celles-ci pour telles, de donner le change et d’assumer en toute simplicité la charge de vivre. Or ce n’est pas en vain que Chirico a accompli dans sa jeunessele voyage le plus extraordinaire qui soit pour nous. Ne pourrait-on répéter à son sujet la phrase qui, je gage, aura l’ait frissonner, serpentant dans la nuit de l’inconnu, de l’avenir et du froid, les spectateurs de l’admirable film NOSFERATU: « Quand il fut de l’autre côté du pont les fantômes vinrent à sa rencontre » ? Si réticent qu’il se montre aujourd’hui sur ce point, Chirico avoue encore qu’il ne les a pas oubliés. Dans un mouvement de confiance dont il doit maintenant se repentir, il m’en a même nommé deux : Napoléon III et Cavour, et m’a laissé entendre qu’il avait entretenu avec eux un commerce suivi. Si, comme je le pense, on fait