LE SURREALISME ET LA PEINTURE
chez deux ou trois d’entre eux, va jusqu’à nous paraître résulter de la perte d’un état de grâce.
Alors que Picasso, délié par son génie de toute, obligation morale simple, lui qui trompe sans cesse l’apparence avec la réalité, allant jusqu’à défier au point de nous inquiéter parfois ce. qui selon nous ne pardonne jamais, alors que Picasso, échappant en définitive, à toute compromission, reste maître d’une situation que sans lui nous eussions tenue bien souvent pour désespérée ; il semble en effet que la plupart de ses compagnons de la première heure soient dès maintenant engagés dans la voie la plus contraire à la nôtre et à la sienne. Ceux qui s’appelèrent «les Fauves », avec un sens prophétique si particulier, ne l’ont plus qu’exécuter derrière les barreaux du temps des tours dérisoires et de leurs derniers bonds, si peu à craindre, le moindre marchand ou dompteur se garde avec une chaise. Matisse et Derain sont de ces vieux lions décourageants et découragés. De la forêt et du désert dont ils ne gardent pas même la nostalgie, ils sont passés à cette arène minuscule : la reconnaissance pour ceux qui les matent et les l’ont vivre. Un Nu de Derain, une nouvelle Fenêtre de Matisse, quels plus sûrs témoignages à l’appui de cette vérité que «toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle (1) » ? Ainsi donc ces hommes ne se relèveront pas ? Voudraient-ils maintenant faire amende honorable à l’esprit qu’ils sont à tout jamais perdus pour les autres comme pour eux-mêmes. L’air autrelois si limpide, ie voyage comme on n’en fera pas, la distance imparcourue qui au réveil sépare la place, d’un objet qu’on retrouve de celle où on l’a laissé, l’éternité inséparable de cette heure et de ce lieu, sont à la merci de notre, premier acte de soumission. Je m’en voudrais de m’intéresser plus longtemps à une perte si totale. Qu’y faire ? Il est trop tard. Tout ce qui m’importe eût été de rejoindre cette pensée, qui sait de la retenir une seconde, à l’instant précis de sa chute. Je ne puis m’empêcher de m’attendrir sur la destinée de Georges Braque. Cet homme a pris des précautions infinies. De sa tête à ses mains il me semble voir un grand sablier dont les grains ne seraient pas plus pressés que ceux qui dansent dans un rayon de soleil. Parfois le sablier se couche sur l’horizon et alors le sable ne coule plus. C’est que Braque «aime la règle qui corrige l’émotion «alors que je ne fais, moi. que nier violemment cette règle. Cette règle où la prend-il ? Il doit encore y avoir une quelconque idée de Dieu là-dessous (2). C’est très joli de peindre et c’est très joli de ne pas peindre. On peut même «bien «peindre, et bien ne pas peindre. Enfin... Braque est, à l’heure actuelle, un grand réfugié. J’ai peur, d’ei un an ou deux, de ne plus pouvoir prononcer son nom. Je me hâte.
Apollinaire, dès 1918, s’emportait contre lui. Alors qu’il commençait lui-même à si mal tourner, que la mort allait l’arrêter à temps, il n’avait pas de mots assez durs — et il choisissait d’autres prétextes —pour accabler
ceux qui faisaient mine de se soumettre. Déjà Braque paraissait être de ceux-là. Moi qui n’ai pas les mêmes raisons pour l’accabler et qui ne les aurai jamais, je n’oublie pas que durant plusieurs années il a suivi pour son propre compte le chemin, depuis lors trop engageant, où Picasso et lui étaient seuls. D’un petit port de la Méditerranée où s’emboîtèrent pour ta première fois, les uns dans les autres, les barques, les toits et les feuilles aux vitres de ce «Café-Bar » en lettres de nacre derrière lesquelles expirent la musique et la mer il y a place pour des créatures lointaines et (1) Isidore Du CASSE.
(2) Parler de Dieu, penser à Dieu, c’est à tous égards donner sa mesure et quand je dis cela il est bien certain que cette idée je ne la fais pas mienne, même pour la combattre. J’ai toujours parié contre. Dieu et le peu que j’ai gagné au monde n’est pour moi que le gain de ce pari. Si dérisoire qu’ait été l’enjeu {ma vie) j’ai conscience d’avoir pleinement gagné. Tout ce qu’il y a de chancelant, de louche, d’infâme,
de souillant et de grotesque
passe pour moi dans ce seul mot : Dieu ! Dieu ! chacun a vu un papillon, une
grappe de raisin, une de ces écailles de fer blanc en forme de rectangle curviligne comme les cahots des rues mal pavées en font tomber le soir de certains camions et qui ressemblent à des hosties retournées, retournées contre elles-mêmes, il a vu aussi des ovales de Braque et des pages comme celle que j’écris qui ne sont damnantes ni pour lui ni pour moi, on peut en être sûr. Quelqu’un se proposait dernièrement de décrire Dieu « comme un arbre » et moi une fois de plus je voyais la .chenille et je ne voyais pas l’arbre. Je passais sans m’en apercevoir entre les racines de l’arbre, comme sur une route des environs de Ceylan. Du reste’ on ne décrit pas un arbre, on ne décrit pas l’informe. On décrit un porc et c’est tout. Dieu, qu’on ne décru pas, eut un port.