Page:La Révolution surréaliste, n06, 1926.djvu/15

Cette page n’a pas encore été corrigée

ENTREE DES SUCCUBES

i3

celles-ci le dormeur s’abandonne, il croit les poursuivre, il n’arrive pas qu’il les fuie. 11 pense assurément que c’est lui qui désire. Mais il n’en va point ainsi de celles-là. Ce sont elles qui s’avancent dans la nuit à pas redoutables. D’abord il ne les distingue pas des autres éléments du songe. Elles jjreiinent corps. Leur laideur d’abord le saisit. Il ne croit pas qu’il soit question de se confier à ces monstres. Il est surpris de leur familiarité. 11est vrai que ces dames ont des façons précises d’indiquer le but de leur démarche. Elles ne prennent point le temps de parler. Il y a dans cette approche muette, ensemble avec ce qui porte à les fuir, une grande puissance animale, qui fait que l’on s’étonne de soi-même, qu’on craint par avance une défaite par un mouvement de la chair préludée, et c’est en vain qu’on cherche à détourner de cette bestialité qui s’imjjose une attention déjà captée, et par tous les détours amenée à son objet principal. 11 semble que l’horreur d’un accouplement si bizarre en rende moins évitable la voluptueuse issue. 11n’y a pas un détail du visage, du corps, qui nous soit pardonné. Ce sont des femmes très mal. très vulgaires. Mais des femmes qui ne badinent [joint avec l’amour. 11faudra en passer par où elles veulent. On s’en rend compte, on en est accablé. Mais que l’aire ? S’écarter, ou quelque incompréhensible, et malheureusement parcellaire, paralysie, nous en retient ; ou c’est peine perdue, car le désir redouble à mesure qu’on s’éloigne. 11arrive qu’on s’avoue trouver un extraordinaire attrait dans la laideur. Il arrive qu’on éprouve moins de honte qu’on n’aurait cru, à une conjonction telle. 11 arrive même, mais oui, qu’on tremble de. devancer cette conjonction, dans le trouble d’une aventure si neuve. 11 arrive que le plaisir souffle où il veut.

J’aimerais à décrire la diversité des succubes, je veux dire de cette dernière espèce, que je disais. Car pour- les autres on les trouvera fidèlement peintes dans tous les keajjsakcs romantiques, et ce sont les filles de Raphaël ou de Walter Scott. Mais j’y userais ma vie, et comme les portraits pourraient leur paraître méchants, qui sait si ces déticates furies ne me puniraient pas de quelque sortilège ? Cependant elles se rient le JJIUSsouvent des appréciations des hommes. Elles sont accoutumées à ces grimaces du réveil. Elles ne les trouvent pas insultantes. Certaines, même, doivent s’enorgueillir de leur laideur. Comme sous certains climats, à ce que m’ont conté les voyageurs, les sauvages font de la barbe et des moustaches, qui sont une honte poulies peujoles civilisés.

J’ai toujours été curieux de les reconnaître dans l’existence, et j’aurais aimé que quelque signe de certitude me permît dans le va-etvient des villes de distinguer ces femmes vouées aux caresses ténébreuses. Je ne le puis. Je le regrette. Mais plusieurs fois de fortes présomj )tions, que sont venues fortifier d’étranges confidences, m’ont permis de soupçonner une succube, là où le vulgaire ne voyait qu’une femme assez vilaine, et jjour le reste occupée d’une situation sociale, d’une industrie ou de quelque souci sjnrituel, peu conciliable en apjiarence avec les déportements du succubat. Cela m’attire. Je fréquente beaucoup de femmes laides, à cause de cette curiosité que j’en ai. Je dois même avouer qu’on trouverait là le point de départ de certains entraînements qui déconcertèrent plusieurs fois mes amis, et qui leur donnèrent à penser que je devenais fou, perverti, que sais-je ? mille mots dans le langage humain traduisent un écart de jugement, amoureux, qui me semble pourtant en soi justifiable. Je ne rajiporte tout ceci que pour illustrer mes jiropos, dans un sentiment tout à l’ait désintéressé, et, pour ainsi dire scientifique, et non point pour excuser quelques relations sans éclat, qui m’ont l’ait du tort auprès du monde. Encore moins pour m’en vanter. Je crois cependant qu’il serait, humainement profitable que. quelques esprits critiques, comme moi, disent une. bonne fois ce qu’ils savent d’un sujet partout si mal traité, avec des descriptions exactes, les noms, les dates, tout le détail de l’affaire. On comparerait alors de si précieux renseignements, lit il ne semble pas possible qu’aucune vérité ne s’en dégage. On saurait peut-être enfin ce qui distingue les succubes des autres femmes, ce qui permet, de les reconnaître en plein jour. 11 y aurait là une notion bien commode, et dont on voit sans que je m’étende les heureuses conséquences pour un esprit porté au plaisir. Outre que cela nous délivrerait jirobablement de pas mal de moralistes qui se verraient soudain troj) démentis par l’exjoérience ptnir poursuivre plus longtemps ces thèses insoutenables qui nous emjioisonnent la vie. Nos vices paraîtraient soudain innocents à côté de certaines vertus, lit plusieurs personnes insignifiantes retrouveraient soudain ce mystère auquel il est juste qu’elles aient jjart et ([lie nous avons l’a parcimonie de leur refuser parce qu’elles sont laides, et que nous les croyons sottement, et tranquillement sottes et tranquilles. Je me réjouis de songer que je vais sans doute provoquer par mes paroles une telle transformation des moeurs. Puisse ce discours la hâtant glorifier à la l’ois les succubes et contribuer à leur connaissance. Puisse-t-il aussi confondre les cafards qui ne rêvent point de l’amour, et jDrétendent garder le leur pour des prouesses !

Comme si on faisait ce qu’on veut de son corps !

Louis ARAGON.