Le Surréalisme et la Peinture
ARLEQUIN Picasso 1924
L’œil existe à l’état sauvage. Les Merveilles de la terre à trente mètres de hauteur, les Merveilles de la mer à trente mètres de profondeur n’ont guère pour témoin que l’œil hagard qui, pour les couleurs, rapporte tout à l’arc-en-ciel. Il préside à l’échange conventionnel de signaux qu’exige, paraît-il, la navigation de l’esprit. Mais qui dressera l’échelle de la vision ? Il y a ce que j’ai déjà vu maintes fois, et ce que d’autres pareillement m’ont dit voir, ce que je crois pouvoir reconnaître, soit que je n’y tienne pas, soit que j’y tienne, par exemple la façade de l’Opéra de Paris ou bien un cheval, ou bien l’horizon ; il y a ce que je n’ai vu que très rarement et que je n’ai pas toujours choisi d’oublier ou de ne pas oublier, selon le cas ; il y a ce qu’ayant beau le regarder je n’ose jamais voir, qui est tout ce que j’aime (et je ne vois pas le reste non plus) ; il y a ce que d’autres ont vu, disent avoir vu, et que par suggestion ils parviennent ou ne parviennent pas à me faire voir ; il y a aussi ce que je vois différemment de ce que le voient tous les autres, et même ce que je commence à voir qui n’est pas visible. Ce n’est pas tout.
À ces divers degrés de sensations correspondent des réalisations spirituelles assez précises et assez distinctes pour qu’il ne soit, permis d’accorder à l’expression plastique une valeur que par contre je ne cesserai de refuser à l’expression musicale, celle-ci de toutes la plus profondément confusionnelle. En effet les images auditives le cèdent aux images visuelles non seulement en netteté, mais encore en rigueur, et n’en déplaise à quelques mélomanes, elles ne sont pas faites pour fortifier l’idée de la grandeur humaine. Que la nuit continue donc à tomber sur l’orchestre, et qu’on me laisse, moi qui cherche encore quelque chose au monde, qu’on me laisse les yeux ouverts, les yeux fermés — il fait grand jour — à ma contemplation silencieuse. Le besoin de fixer les images visuelles, ces images préexistant ou non à leur fixation, s’est extériorisé de tout temps et a abouti à la formation d’un véritable langage qui ne me paraît pas plus artificiel que l’autre, et sur l’origine duquel il serait vain de m’attarder. Tout au plus me dois-je de considérer l’état actuel de ce langage, de même que l’état actuel du langage poétique, et de le rappeler s’il est nécessaire à sa. raison d’être. Il me semble que je puis beaucoup exiger d’une faculté qui, par-dessus presque toutes les autres, me donne barre sur le réel, sur ce qu’on entend vulgairement par le réel. De quoi suis-je autant à la merci que de quelques lignes, de quelques taches colorées ? L’objet, l’étrange objet lui-même
L’ÉTUDIANT Picasso 1913