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Puis je dis : « Maria, vous souvenez-vous encore de notre semaine de fête ?  ?  ? »

« Oh !… » dit Maria.

« La Ternina pendant trois soirées et deux soirées Joachim Quartett ! Le lundi dès le matin nous mîmes d’admirables robes de soie blanche et nous nous parâmes de violettes. Tout le long du jour nous ne fîmes rien ; nous attendions seulement le soir. Pour la première fois, après une longue absence à l’étranger, Ternina rentrait en scène.

« Elle entra dans le hall vide. Elle resta silencieuse. Tout ensemble sérieuse et affable, royale et douce, elle nous apparut ; et nos cœurs, dans nos vêtements de fête, en convinrent, nos cœurs qui depuis le matin attendaient que Ternina-Elisabeth apparut dans le hall avec son air royal et doux ! »

Et mon amie dit : « Oh ! je me souviens, raconte, raconte ! »

Mais moi je me tus.

Et je tirai le portrait de la Ternina, le posai sur mes genoux, où nous la contemplâmes.

— Ternina… !

Puis je tournai encore plus fort le petit poêle à pétrole, et l’eau, dans le réservoir de fer, se mit de suite à chanter, à bourdonner. Une douce chaleur vint sur nous. Nous étions déjà presque lasses. Et nous restâmes ainsi, assises dans la chaude chambre, cependant que l’hiver faisait rage dans la campagne et tourmentait durement la plaine…

Alors vint le poète.

Il avait l’air misérable, abattu, et avait tellement froid qu’il n’était occupé que de lui-même, allant et venant par la chambre.

« Venez vers notre soleil de fer », dis-je.

Il vit le masque de Beethoven couronné et le portrait de Ternina. Il jeta les yeux sur ma blonde Maria et sur moi et comprit tout. Comme s’il eût été chez nous, en nous, avec nous, nous n’eûmes besoin de rien dire et nous restâmes tous trois muets, comme après une conversation longue et épuisée.

Nous restâmes ainsi assis tous trois près de l’aimable petit poêle qui faisait de son mieux et était vraiment un rayonnant petit soleil.

Maria préparait de la limonade chaude, à vrai dire presque de l’extrait de limonade, avec de fines peaux d’oranges, de citrons et de mandarines. Le poète, d’un air aimable, la regardait travailler.

— La petite femme,… pensait-il, elle fait de bonnes choses et sans se fatiguer !

La chambre commençait à sentir la peau de mandarines.

Le poète prit la pelure dans sa bouche et dit : « L’idéale haleine !… »