Page:La Plume (Revue) - Volume 14, 1902.djvu/376

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intensité de vie. C’est une forme d’humanité diminuée. Guyau avait mis en lumière la noblesse de ce sentiment, l’Amour du risque et Nietzsche a célébré en termes magnifiques l’homme qui « peut faire des promesses », l’homme qui sait être soi, qui peut compter sur lui-même et sur qui on peut compter[1]. Ici comme ailleurs, l’absorption dans le collectif abolit la valeur de l’individualité. Les groupes sont un néant fluide, une lâcheté inconsistante.

Notre état social exclut-il absolument la noblesse de la responsabilité personnelle ? L’esprit grégaire est-il destiné à étouffer toute spontanéité et toute valeur ?

Aujourd’hui, si dans le fonctionnarisme, dans les corps constitués et les administrations, l’individu est forcément amoindri, s’il est destiné à y noyer sa pâle personnalité et sa fuyante responsabilité dans l’anonymat, il est possible du moins à l’homme indépendant de courir des risques. C’est là le cas de l’industriel, de l’ingénieur, de l’artisan, de l’artiste, du colonisateur, du savant, de l’écrivain, du penseur. Mais il faut distinguer ici le risque économique et le risque moral.

Beaucoup osent courir le risque économique. Peu osent courir le risque moral ; j’entends par là entrer en conflit avec les préjugés de l’opinion grégaire, avec la mentalité de groupe, avec la Peur de groupe, génératrice de la morale.

Que deviendra demain le sentiment de l’initiative individuelle et de la responsabilité personnelle ? Ces sentiments se concilieront-ils avec le triomphe du solidarisme et du socialisme ?

M. Gide, l’apôtre du solidarisme, a tenté une conciliation originale de l’idée de responsabilité personnelle avec l’idée de solidarité. Suivant lui, la solidarité, loin d’abolir le sentiment de la responsabilité personnelle, l’exaltera. « Ce qui fait l’individu, dit-il, c’est la responsabilité que la solidarité exalte en donnant à l’homme la conscience d’être responsable, non seulement de sa propre destinée, mais encore de celle d’autrui. Quelle gravité prendront nos actes quand nous serons pénétrés de cette pensée : Les rois ne sont grands que parce qu’il sont responsables ; comme eux, au lieu du « moi » individualiste, nous proférerons le « nous » souverain sous un régime de solidarité, car c’est être roi que de savoir que l’on tient dans ses mains les destinées d’un grand nombre d’hommes, et que chacun de nos gestes se répercute, bien au-delà des horizons visibles, en longues ondulations de souffrance ou de joie ?[2]… » Ces paroles sont belles. Mais il faut distinguer ici la solidarité économique et la solidarité morale. Par la

  1. Voir Nietzsche. — Généalogie de la Morale, Éd. du Mercure de France, p. 88.
  2. Ch. Gide. — Conférence faite au Cercle des Étudiants libéraux de Liège, le 3 mai 1901.