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SYMBOLES
POUR LA PLATONIQUE AMANTE


Premier symbole : l’eucharistie.


En ce temps-là, Jean dit à Jésus :

— Maître, je suis triste et tout honteux, je n’ose dire ma tristesse ni le pourquoi de ma tristesse.

Jésus répondit :

— Parle comme si j’ignorais ton cœur.

Jean, la tête appuyée sur la poitrine de Jésus, fit entendre un murmure timide :

— Depuis quelques jours, un étrange regret me poursuit. Je voudrais que tu sois femme un instant.

Comme il se taisait, Jésus ordonna doucement :

— Dis pourquoi.

— Maître, balbutia Jean, ton père qui est aux Cieux sait que je t’aime par-dessus toutes choses et je sens que je suis le préféré parmi les disciples. Mais l’amour reste incomplet qui ne s’affirme point par le don matériel de soi-même.

Et, tout rougissant, il s’excusa :

— Pardonne l’apparente grossièreté de mon souhait. Mais, toi qui sondes les reins, tu n’ignores pas que les sentiments les plus profonds s’expriment par les extériorités matérielles du geste et de la voix. Puisque nous nous aimons, pourquoi le geste d’amour nous est-il interdit ? Condescends à la chaste impureté du désir qui me trouble, et féminise ton corps. Je voudrais posséder ta chair pour te posséder tout entier.

Jésus dit :

— Tu as raison. L’amour a toujours raison. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de mon amour, car ils seront rassasiés.

Lors Jean s’écria, tremblant d’extase :

— Quoi, maître, aurais-tu l’ineffable bonté de devenir femme une heure, pour que nos chairs se pénètrent comme se pénètrent nos âmes ?

Mais Jésus, souriant :

— Mes desseins sont plus amoureux et plus profonds. L’effort que tu me demandes serait trop peu pour un Dieu. Je t’accorderai plus intime l’union que tu rêves : ce soir tu mangeras mon corps et tu boiras mon sang.


Deuxième symbole : la parole.


Dans un pays de cauchemars qui essayent de s’ordonner en beauté, la jeune Virgo enseignait la philosophie.

Et son enseignement était tel :

— L’âme noble a pour ennemi le corps vil. L’amour est haut ; mais la possession, qui est basse, le détruit. La pensée est admirable : hélas ! dans son effort pour l’exprimer, la parole la déforme et l’anéantit.

« Pauvres âmes, que pour des crimes inconnus, les dieux incarnèrent, fuyez toutes les matérialités évitables. Défendez vos amours contre la possession. Protégez vos pensées contre la parole. »

Comme elle était la plus belle des femmes, des hommes se firent ses disciples. Pour le décevant amour de l’orgueilleuse, ils cessèrent d’être hommes. Persuadés par la grâce insondable de ses sourires, ils crurent sa doctrine. Et ils se taisaient, de peur de rendre grossière leur pensée.

Mais, un jour, du troupeau silencieux quelqu’un se détacha. Il vint, menaçant, à Celle que tous écoutaient. En un bégayement aheurté et furieux, il cria :

— J’étais un homme : pour m’élever, tu as fait de moi un eunuque. J’étais éloquent : depuis des années je me tais, sous prétexte de penser plus noblement. Ma pensée se sublima au point de s’évanouir. Tout ce qui veut échapper à la matière échappe à l’existence.

Il avait mis une demi-heure, peut-être, pour mugir, à des intervalles irréguliers, ces hésitantes syllabes.

Il précipita, très rapides, presque incompréhensibles, d’autres paroles en un tourbillonnant chaos :

— Mon amour, qui ne s’exprima point, est devenu de la haine.

Il ajouta, en une ironie qui hurle :

— Accepte ce sacrifice de ma langue inutile.

Ses dents coupèrent sa langue, et un effort la jeta, dans un énorme crachat de sang, au visage de Virgo.

Lors le troupeau silencieux s’ébranla avec des cris indistincts. Une mêlée affreuse foula Virgo sous ses mille pieds. Puis les disciples s’entre-tuèrent en un violent et grouillant suicide d’armée.

Troisième symbole : le symbole.


Pauvre mendiant, pourquoi parles-tu par énigmes ? La beauté à plis droits du symbole est une riche tunique sur les pensées nobles. Mais la faim doit, très brutalement claire, rugir ces deux seuls mots : « J’ai faim ! »

Le mendiant m’a répondu :

— Si je disais directement ma faim, ceux-là qui m’écoutent avec une inquiétude charmée passeraient dédaigneux. Et, plus tard, quand ma colère les brisera ou quand je serai mort de misère, ils auraient des regrets torturants ou d’inutiles remords.

« Je parle de façon détournée et ingénieuse pour que, me voyant écouté, j’aie, par instants, l’absurde espoir d’être entendu et d’être secouru.

« Et je ne hurle pas la douleur de mes entrailles pour que, lorsqu’elle m’aura précipité au geste meurtrier, ou lorsqu’elle me tordra dans la souffrance ultime, ces indifférents aient la consolation de s’étonner, disant : « Il est le seul coupable. Pourquoi se taisait-il ? »

« J’invente d’harmonieux symboles, par pitié pour moi qui agonise, par pitié aussi pour ceux qui me tuent et que peut-être je tuerai. »

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