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LA PLUME.

Il y a de la paille devant les portes. Il y a un bon feu de branches dans la cuisine.

Une joie nous éveille à l’arrivée de la diligence. Des sabots sonnent un peu sur la neige durcie.

Pendant les repas je m’attarde avec grand plaisir à chaque plat, à chaque verre de vin. Celui-ci est jeune, mais nous avons une brave eau-de-vie vénérable qui m’aide à fumer.

Je ne sais pourquoi, mais je passe mes soirées à lire le Traité de la Sagesse de Charron.

…Je suis retourné à Munich. Le miracle d’Éson s’est renouvelé pour moi : voyez ! dans la rue, comme jadis, l’admiration des femmes hésite entre la couleur de mes cheveux et la petitesse de mon pied.

Ce soir je vais au théâtre : j’entendrai chanter Siegfried.

…Je suis à Bologne, j’ai seize ans. Tous mes compliments à la tour Garisenda qui se penche avec noblesse, mais comme je lui préfère les jeunes filles qui, le soir, m’arrêtent dans la rue pour me vendre des bouquets de jacinthes.

…Je suis, à Florence, aux Cascines, en phaéton.

Regardez passer cette noble Dame ! Elle est belle et hardie comme une héroïne de ser Giovanni Boccaccio.

Savez-vous que si l’on me trouve cette nuit, à sa porte, percé de coups, je ne l’aurai pas volé ?

…Je suis sur la frontière d’Autriche. J’ai mal dormi en chemin de fer ; j’ai le teint flétri et je n’ose pas me montrer à Mme X…, à qui j’ai fait la cour toute une journée et que je quitte sans espoir de la retrouver.

Je suis en Espagne ; peut-être au Maroc…

Allons, allons, je m’enferme toute une année dans mon Petit-Montrouge. Notre belle cathédrale romane est pour moi le bout du monde.

Par ma fenêtre je regarde les saisons se succéder sur les plates-bandes de mon voisin l’horticulteur.

…Non, mes amis, pout venir me voir ne prenez point le chemin de fer sur route ; c’est trop cher pour un si court trajet. Je vous en prie, n’allez pas monter sur le tramway, c’est une scie, les cochers dorment sur leur siège. Mes amis, restez chez vous, nous nous écrirons ; j’aime tant le style épistolaire…

Avril me plaît à la porte d’Orléans ; il est plein d’entrain.

Pendant l’été, sur la route de Châtillon, le réveil du jour m’est fort agréable avec ses bruits de roues, ses envols d’oiseaux dans les haies vives.

Par un couchant d’automne, je fume volontiers un cigare en face des fortifications, assis sur un banc, les pieds dans les feuilles mortes.

…Enfin le vent se lève qui va semer la neige. Du café bien fort, de quoi passer du cigare à la pipe et de la pipe à la cigarette, un grand brasier de coke, et c’est tout ce qu’il faut pour écrire des bêtises toute une nuit…

Je suis mort. Mais non, cela c’est trop beau, ou ce n’est rien.

Jean MORÉAS.