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La Pipe



Dans la foule pressée, encombrant les trottoirs, ils se faufilaient avec prestesse, elle, serrée contre lui, lui, incliné vers elle, babillant avec gaieté. Hélène venait de chercher, à la gare, son mari, appelé dans une ville voisine par les exigences de sa profession d’avocat. Pierre avait gagné son procès ; la cause qu’il défendait était juste ; ce succès rendait la sécurité à toute une famille, et, satisfait dans sa conscience d’honnête homme et dans son orgueil professionnel, Mégrat savourait pleinement la joie de se trouver réuni à sa chère femme, après une journée de séparation.

— Quelle babiole veux-tu que je t’achète, Linette ? fit Pierre tout à coup, comme leur flânerie s’amusait aux étalages, flamboyants dans le crépuscule d’hiver.

Il se sentait trop heureux dans la douceur de cette soirée, content de lui-même, le bras de son Hélène passé dans le sien… Il voulait marquer ce jour, cette heure. Elle, avec sa délicatesse féminine, comprit ce désir, et ils cherchèrent ensemble, insouciants comme deux enfants, musant aux devantures, plus affriolantes sous le ruissellement de la lumière électrique.

Que choisirait-on ?… Un bijou ?… Non, c’était trop cher, et la sage économie de la jeune femme protestait… Un bibelot ?… Mais alors fallait-il découvrir un objet plaisant à voir, pas banal, qui ne jetât pas une note discordante dans leur gentil intérieur de mariés de l’année… Et, incertains, ils allaient, devant eux, examinant, riant et discutant devant les attractions des boutiques.

— J’ai trouvé, Linette ! Une tabatière ! s’écria plaisamment Mégrat, tombant en arrêt devant une vitrine éblouissante où les accessoires de la consommation du tabac étaient artistement disposés pour tenter les yeux des amis de la nicotine.

Hélène tressaillit au choc d’un brusque souvenir.

— Ah ! mon Dieu, tu m’y fais songer… Nous avons oublié la pipe !

— La pipe ! répéta Pierre, interloqué.

— Rappelle-toi ! La pipe promise au vieux marin de la Chaume ?… Il y a plus de six mois déjà… L’orage, le petit âne, la maisonnette, et l’amusante collation avec ces braves gens.

— J’y suis ! s’écria l’avocat illuminé… Oui, en effet, je me rappelle la belle averse et la petite personne courant, affolée, à travers les dunes, sous l’abri de sa robe retroussée… Quelle peur tu avais, Hélène !… Comme tu gémissais à chaque coup de tonnerre… Et quel cri de délivrance, en entrant dans la petite maison où le brave homme nous avait conduits ! Sauvés enfin ! une vraie tragédie !…

Ils se mirent à rire, attendris autant qu’égayés par ces réminiscences d’un passé encore si proche, où ils avaient tant plaisir à fouiller, n’y trouvant que des joies… Au cours de leur voyage de noces, ils s’étaient arrêtés quelques jours aux Sables-d’Olonne, mais, fuyant la plage mondaine, ils se dirigeaient de préférence du côté de la Chaume, vers la grève solitaire, bordée de dunes, qui s’étend devant la grande mer. Un après-midi, tandis qu’ils s’attardaient à cueillir de minuscules œillets et de microscopiques églantines, un orage les avait surpris, à la grande frayeur d’Hélène.

Ils couraient çà et là, incapables de retrouver leur chemin à travers les éminences de sable, quand, tout à coup, ils aperçurent un homme, un âne et une charrette de goémons qui luttaient contre la bourrasque pour gravir une montée.

En toute hâte, Pierre et Hélène se dirigèrent de ce côté. L’homme, vieux et jovial, les invita à venir chez lui, à la maison la plus proche, et il les y guida, tout en aidant de son mieux les efforts du vaillant petit bourriquet qu’il stimulait par de facétieux encouragements.

— C’est entêté, et travailleur… Tout à fait la tête de ma bonne femme ! disait-il avec un rire sonore, le rire des braves cœurs.

Chemin faisant, il leur apprenait qu’il était marin, qu’il vivait de sa retraite de quartier-maître, tout en soignant le petit jardin qu’il leur montrait avec orgueil au passage : des choux, des asperges, une vigne plantée en pleine dune, nourrie des sucs vivifiants des varechs.

Bientôt, ils se trouvèrent installés devant un grand feu d’ajoncs, éclairant de ses reflets une chaumière, propre et luisante comme une cabine de navire, et un cercle de figures naïves et bienveillantes : la bonne femme du père Bartel, avec sa coiffe ronde ; son fils, un mousse aux yeux clairs ; sa fille, une ouvrière douce et timide qui cousait des hardes au coin de la petite fenêtre. L’orage se prolongeait avec des rafales fouettant les vitres ; bon gré, mal gré, il fallut céder aux instances hospitalières de ces bonnes gens, sous peine de les contrister, accepter l’omelette, la salade, le laitage, vivement apprêtés. Et le père Bartel, épanoui, radieux, riait de plus belle, tout en versant à la ronde le petit vin sec de la dune, racontant les péripéties de sa vie de marin… Une drôle d’existence, allez !… avec des surprises continuelles… Ainsi, son mariage s’était bâclé en trois semaines, juste le temps de faire venir les papiers et de publier les bans. Il avait connu sa femme, un lundi de Pâques, à l’assemblée du château d’Olonne. Le soir même, au bal, il faisait sa demande et elle était acceptée. Hélas ! dix jours après la noce, il dut reprendre la mer. Jean Bartel ne revint qu’au bout de trois ans, et alors seulement il put embrasser la fillette aux cheveux bouclés, née pendant sa longue absence… Un an plus tard, ce fut un garçon qu’il eut la joie de trouver dans le berceau. Et maintenant, il goûtait à loisir ces joies de la famille dont il n’avait joui qu’en de si brefs instants.

Quand il se voyait au milieu des siens, maître dans sa maison comme un capitaine à bord, les pieds sur son âtre et la pipe à la bouche, il se croyait plus heureux qu’un roi.

Elle était pourtant bien noire et bien unie, cette pauvre pipette de bois misérable que Jean Bartel considérait comme une des conditions de son bonheur ! Pierre Mégrat en fut si frappé qu’il se proposa d’en envoyer une au brave homme comme souvenir de cette journée. En entendant cette promesse, la figure du vieux quartier-maître s’élargit de contentement… Une belle pipe, ç’avait toujours été une de ses ambitions !… Mais il y avait sans cesse tant de choses nécessaires à acheter pour le gars, la garcette et la bonne femme, qu’il n’avait pu jusqu’ici satisfaire son grand désir… Hélène appuya l’engagement de son mari, et le soleil se montrant enfin dans les nues déchirées, on se sépara avec des adieux, pleins de cordialité, et cette petite tristesse qui vient aux gens appelés à ne plus se revoir.

Mme Mégrat glissa une grosse pièce dans la main du petit mousse, mais la rougeur confuse de l’enfant toucha la jeune femme. Il fallait autre chose que de l’argent pour payer l’aménité et la sympathie avec lesquelles les avaient accueillis ces humbles, si généreux et si honnêtes.

— Nous n’oublierons pas la pipe, n’est-ce pas ? répéta-t-elle à Pierre… Ce brave homme sera si heureux ! Dès notre retour à Bordeaux, nous l’achèterons…

Et voici que, dans leur insouciant bonheur, ils l’avaient oubliée, cette fameuse pipe !… Et ils en demeuraient honteux et troublés devant cet étalage qui venait de provoquer ce rappel de leurs souvenirs.

— Bah ! fit Pierre, avec cette lâcheté si naturelle aux hommes, crois-tu qu’il y comptait sérieusement, ce brave vieux ?

— Mais nous, c’est sérieusement que nous avions promis ! rétorqua Hélène, devenant grave. Avoir oublié notre parole, c’était déjà très mal… Mais ce serait encore bien plus coupable de ne pas l’exécuter, maintenant que nous nous le rappelons… Et puis, songe quel événement ce sera pour eux, l’arrivée de ce cadeau qu’ils n’espéraient plus !

— Hélène, tu plaideras à ma place !… Tu trouves des arguments irrésistibles… Petit prédicateur, soyez satisfait… Entrons acheter la pipe !

Le choix fut bientôt fait. Une magnifique pipe en écume, au tuyau d’ambre, enfermée dans un étui coquet, fut envoyée le soir même à l’adresse de M. Bartel, quartier-maître, au village de la Chaume, près des Sables-d’Olonne.

Quelques jours, puis quelques semaines s’écoulèrent… Pas de nouvelles… Pierre déjà plaisantait Hélène sur ses scrupules :

— Tu vois… Toi qui craignais d’être ingrate !… Eh bien ! l’ingratitude ne sera pas de notre côté !…

Mais, un matin, dans son courrier, M. Mégrat trouva une enveloppe de papier commun, couverte d’une grosse écriture maladroite. Il la tendit à sa femme.

— Parions que c’est là le récépissé de la pipe !… À en juger par l’adresse, l’épître sera amusante comme orthographe et comme style !

Curieuse, Hélène ouvrit le pli et lut :


Cher Monsieur et chère Madame,

« L’intention de celle-ci est pour vous remercier et vous dire comme nous avons été contents de recevoir votre belle pipe. Elle est arrivée juste dans les jours où mon père avait une attaque. Il ne peut plus marcher, mais il a toute son idée. Et la belle pipe lui a causé bien de l’agrément.

« Il la garde tout le temps sur son lit et il en parle à tout le monde, et nous sommes bien contents de le voir si heureux de ça. Ça l’empêche de penser autant à sa triste position. Il est surtout heureux parce qu’il voit bien que vous pensez encore à nous. On croyait bien que vous nous aviez oubliés.

« Pour nous, nous parlons toujours de ce beau jour et nous espérons bien vous revoir.

« Que le bon Dieu vous bénisse et vous donne des enfants aussi bons que vous !…

« Votre très obéissante servante,

« Lisa Bartel. »


Pierre et Hélène restèrent une seconde silencieux. Et, quand ils se regardèrent, ils purent voir qu’ils avaient, tous deux, les yeux humides.

— Quelle chance que nous nous soyons souvenus à temps, fit Mme Mégrat. Pauvre vieux !…

— Et dire qu’il est si facile de donner de la joie ! observa Pierre, en tortillant rêveusement sa moustache. Mais l’égoïsme, la mollesse, l’indifférence, arrêtent trop souvent nos bonnes intentions, nous empêchent de les réaliser jusqu’au bout, nous privant ainsi des meilleures satisfactions que nous réserve la vie.

— Et la bénédiction de ces bonnes gens nous a porté bonheur ! murmura Hélène, en regardant les brassières et les petits bonnets entassés sur sa corbeille à ouvrage.

Mathilde Alanic.