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battent des ailes à l’ombre des chœurs gothiques, et que l’artiste a pieusement suspendues aux deux côtés de l’autel. La femme réelle aurait seule le droit de se plaindre de ces imaginations merveilleuses, s’il lui était donné de se connaître ; mais, à ses yeux, la femme idéale n’est autre qu’elle-même ; et si cette vanité naïve fait sourire, il est juste de dire qu’elle a aussi son côté sérieux dans l’avenir. Une admirable intelligence a révélé de nos jours, à part une incarnation sublime, plusieurs autres types d’une grâce ravissante ; la Kitty Bell, de Chatterton, est aussi en son lieu d’une beauté achevée et originale ; mais, ces réserves étant faites, nulle création contemporaine n’a égalé ni même atteint, ce me semble, celle des femmes de Byron.

Que n’a-t-on pas dit de l’héroïque aventurier ? y a-t-il si grande ou si petite voix qui n’ait assailli le poète de louanges ou de blâmes insensés ? Ce sont choses également fréquentes touchant les esprits hors ligne, mais la louange incomplète est seule blasphématoire et le blâme inintelligent n’est rien. Une noble voix a fait justice des admirations et des inimitiés vulgaires qui troublaient le poète dans sa gloire. La statue de l’homme immortel me semble donc aujourd’hui posée sur son vrai piédestal ; nul n’y saurait plus toucher, et telle n’est point mon intention ; mais en détachant les yeux de l’ensemble magnifique, je me suis arrêté plus long-temps que de coutume aux détails étincelants de l’œuvre, et j’aventure quelques lignes vouées aux deux sœurs idéales, Anah et Aholibamah. Il faut y songer avec une terreur religieuse : la terre est pauvre et les vrais poètes sont rares. Il ne s’agit plus d’avoir remué un peu de bruit autour de son nom et de s’endormir dans la mort, sans léguer autre chose à la mémoire des hommes que les syllabes vides qui distinguent les individualités. L’oubli touche rarement aux noms, même aux plus infimes. L’histoire littéraire les recueille en masse et ils y restent ensevelis. Non, il ne s’agit plus de se mêler d’instinct au mouvement de l’intelligence contemporaine ; il ne s’agit même plus d’en résumer fatalement, c’est-à-dire sans en avoir la lumineuse conscience, tout un développement en soi. Non ! pour laisser un vivant souvenir que rien n’anéantisse, pour que le génie se reproduise de sa propre substance, il faut pétrir, à l’aide du pur sang de son cœur, le limon sacré de l’humanité ; il faut l’embraser de sa flamme, il faut pousser cet harmonieux et déchirant concert qu’on nomme Manfred, ce sanglot sublime qu’on nomme Lélia ! Il faut, au moins, concevoir de sa puissance, vivifier de son souffle et laisser s’envoler une à une ces filles charmantes du cœur, ces radieuses visions de l’esprit que le poète sait douer d’une jeunesse sans déclin et d’un rayon enchanté de son immortalité ! la vie est à ce prix. Et voyez de quelle force créatrice dispose le poète, que ce soit Byron ou Shakespeare ! Les filles du Sanzio, ces célestes apparitions écloses sur ses toiles, sont vouées au temps ; il les mordra au visage et les dévorera ; mais les incorruptibles enfants des grands poètes défient à jamais sa faim destructive ; leurs chairs si tendres valent mieux que le carrare du statuaire, que le carmin du peintre, — elles sont faites de chants sublimes !

— Ne vous est-il point arrivé à tous deux, dans vos courses errantes, — voyageur qui poursuis autour du monde la ville d’or de Raleigh, — artiste