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Chaque jour il s’accomplit par centaines des actes de foi, d’amour, de renoncement qui ne seront jamais connus et dont chacun est assez grandiose pour inspirer un poème immortel. D’un bout à l’autre de l’Europe en ruines, dans toutes les parties de territoires immenses, des actes semblables sont accomplis par des Serbes, des Russes, des Polonais, des Belges, des Français et des Anglais — et même par des Allemands ; les âmes s’échappent des corps, qu’elles sacrifient au service d’une grande cause. Méditez ce seul incident, qui est une des lueurs éclatantes de l’Esprit que nous avons vues jaillir de l’ardente fournaise. La cathédrale de Reims était en flammes ; on en retirait des prisonniers allemands blessés, étendus sans forces sur la paille, qui commençait à brûler. Devant l’église, la foule faisait mine de vouloir massacrer ou déchirer ces ennemis impuissants et sans défense. Nous nous sentirions, vous et moi, une forte envie de tuer un ennemi qui aurait mis le feu à Mount Vernon, la demeure du Père de notre Patrie.

Pendant plus de sept cents ans la vénérable cathédrale avait été le sanctuaire sacré de la France. Un instant de plus, et ces Allemands étendus ou se traînant devant le temple allaient être mis en pièces par la populace en furie. Mais au-dessus du bruit des poutres qui s’effondraient, des vitraux brisés, du grondement du canon et des obus, des exécrations de la multitude, une voix se fit entendre. Sur les marches de la cathédrale, un prêtre se tenait debout, les bras levés vers le ciel :

«  Arrêtez » ; s’écria-t-il, « souvenez-vous des anciennes mœurs et des coutumes chevaleresques de la France. Les Français ne foulent pas aux pieds un adversaire tombé et meurtri. Ne nous abaissons par au niveau de nos ennemis ! »

Cela suffit. Les Français se souvinrent de la France. Les Allemands furent conduits en sûreté à l’asile qu’on leur avait destiné.., et bien loin, au-delà des continents, au-delà des mers, des gens qui n’avaient jamais vu Reims sentirent battre leurs cœurs et leurs yeux se mouiller de larmes.

Ce sont là les langues de feu ; c’est là la Pentecôte du malheur. Que de fois elles ont dû réunir, dans une étreinte fraternelle, des malheureux étendus sur le champ de bataille et qui, côte à côte, attendaient la mort. En Flandre un officier de cavalerie français, la poitrine trouée d’une balle, mourant, couché sur la terre, eut cependant la force d’écrire à la femme aimée ; et voici ce qu’il écrivit :

« Deux autres blessés sont étendus à mes côtés, et je ne crois pas que ni l’un ni l’autre en réchappe. L’un est un officier d’un régiment écossais et l’autre un simple uhlan. Ils ont été blessés après moi, et quand je repris connaissance, ils étaient penchés sur moi et me donnaient les premiers secours. L’Écossais me faisait boire de l’eau de sa gourde, pendant que l’Allemand tâchait d’arrêter le sang qui coulait de ma blessure, au moyen d’une préparation antiseptique distribuée aux troupes allemandes par leur service de santé. Le Highlander avait la jambe fracassée et l’Allemand avait dans le côté plusieurs éclats de shrapnel.