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LA FORMATION DES ÉTATS-UNIS

presque indéfini d’expériences et de labeurs. Puis, peu à peu, le sentiment religieux et le sentiment charitable s’imprégnèrent l’un l’autre et se confondirent. Ce fut la charité qui servit de terrain d’entente aux représentants de tous les cultes réunis dans le « parlement » de Chicago. C’est la charité qui chaque jour rapproche les ministres des diverses dénominations et les fait coopérer à une œuvre commune.

La charité américaine présente certains caractères de raffinement et de délicatesse dont on peut dire que rien, dans le passé, ne faisait prévoir l’éclosion. Les puritains admiraient et s’efforçaient de pratiquer cette vertu, mais ils le faisaient avec une rigidité et une froideur qui la rendaient souvent inefficace : les Virginiens, eux, l’ignoraient le plus ordinairement. On sait ce qu’en pensaient les Indiens ; hospitaliers envers l’étranger, ils bornaient là leur amour du prochain et professaient d’ailleurs un incroyable mépris de la vie humaine. Les blancs qui, dans les postes avancés, vivaient en contact plus intime avec eux n’étaient que trop portés, de par leur nature et le genre d’existence qu’ils menaient, à en faire autant. La facilité avec laquelle l’Américain de 1850 se servait de son revolver restera sûrement légendaire et l’exclamation de désespoir échappée à un cow boy qui venait d’envoyer une balle dans le cerveau de son meilleur ami deviendra un mot historique. « Sapristi ! s’écria, dit-on, cet excellent garçon, il est écrit que je ne pourrai pas passer une semaine sans tuer quelqu’un. » La civilisation, quoi qu’en disent certains écrivains qui arrêtent la pendule pour se donner le temps d’écouler le stock des aventures pittoresques dont ils ont recueilli les échos déjà lointains, la civilisation est aujourd’hui victorieuse. On ne tue plus. Mais la vie compte-t-elle pour beaucoup aux yeux des Américains ? La vie collective, oui ; la vie individuelle, non. On dit parfois : les morts vont vite. En Amérique, ils courent, se précipitent ; le vide qu’ils laissent après eux n’a pas le temps de se dessiner que déjà il est comblé. Les hommes n’eurent jamais le loisir de songer beaucoup à leurs frères disparus ; les femmes, dégagées des utopies maladives, en lesquelles elles se complurent, ont assez à faire maintenant de songer aux vivants. Et la lutte est si âpre que la dure loi d’élimination est subie sans trop de révolte ; certains osent même la proclamer bienfaisante : tant pis pour les faibles. D’autre part, l’égalité est absolue, en théorie du moins ; chacun suit sa chance ; on a vu tomber au plus bas celui qui, hier,