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LA NOUVELLE REVUE.

saires ; ils sont le produit d’une sélection et l’adversité, de plus, les a fortement trempés. Ils ont reçu des circonstances une éducation rude et virile. Ils savent à la fois se battre et raisonner, agir et s’abstenir, parler et se taire ; chacun d’eux est apte à comprendre ce qu’il faut faire pour aider au salut de tous et apte à l’exécuter. La république existe dans l’âme de chacun d’eux avant d’être née de l’échange de leurs idées ; par là, ils sont prodigieusement en avance sur le siècle. Ce sont des citoyens, les premiers ; il n’en existe nulle part.

De nos jours, quand une guerre éclate, tout l’intérêt du moment se centralise sur les opérations militaires. On demeure penché sur la carte ; la marche des armées fait l’objet de tous les commentaires et les esprits subissent une sorte d’état de siège moral. Nous avons une tendance fâcheuse à croire qu’il en allait de même il y a trois cents, deux cents ou même cent ans. Or la guerre d’Amérique moins que tout autre participa de ce caractère ; s’il avait dû en être autrement, elle n’eût pas duré six ans, mais six mois. Pour la bien comprendre, il ne faut pas tenir les yeux fixés sur la petite armée à laquelle Washington fit accomplir des prodiges de valeur et qu’il dirigea avec ce mélange de prudence et d’audace qui était la caractéristique de son génie. Assurément, nul ne prisera trop haut ses talents militaires ; le grand Frédéric, qui s’y connaissait, classa la campagne de Pensylvanie et les batailles de Trenton et de Princeton parmi les plus beaux faits d’armes de l’histoire. Mais le génie veut être soutenu. Il n’eût été au pouvoir d’aucun homme d’émanciper l’Amérique sans une collaboration résolue et durable de tous les Américains. Cette collaboration se produisit sous la forme d’une série de manifestations d’initiative privée tout à fait remarquables. Dans chaque État, des groupements se formèrent par lesquels l’autorité se trouva spontanément déposée entre les mains des plus dignes et des plus intelligents, de ceux qu’on appelle par un barbarisme expressif : les citoyens proéminents. Ceux-là, dans une démocratie peu nombreuse, se discernent aisément ; aussi, le difficile n’est pas de les trouver, mais de les porter au pouvoir et de les y maintenir. Les Américains eurent ce double mérite de bien choisir leurs chefs et, les ayant choisis, de les soutenir résolument. Ceux-ci avaient une tâche effrayante à remplir ; leur mérite, à eux, fut de ne point reculer. Ils devaient à la fois organiser la résistance, créer le gouvernement et empêcher le décourage-