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LA NOUVELLE REVUE.

jettent des fleurs sous ses pas. Le canot présidentiel traverse l’Hudson suivi d’un cortège d’embarcations pavoisées. Washington a, devant lui, une tâche bien ardue à remplir, mais il semble qu’elle doive lui être facilitée par la gratitude et la bonne volonté de tous. Son administration pourtant n’est pas exempte d’amertumes ; la majorité lui reste fidèle, mais une minorité ingrate use pour l’attaquer de procédés déloyaux et va jusqu’à ridiculiser ce beau titre de « père de la patrie » qu’il a reçu de ses contemporains reconnaissants et que la postérité consacrera.

Lincoln, lui, n’a guère de passé. Il y a, dans son parti, des hommes plus en vue ; on les écarte, selon l’usage qui tend à prévaloir, à cause de leur valeur même. Nul, parmi ses meilleurs amis, ne sait ce dont il est capable. Mais les abolitionnistes lui ayant donné leurs suffrages, son élection est le signal de la guerre civile. Il n’est pas encore « inauguré » et déjà des assassins rôdent autour de lui. C’est à la faveur de la nuit et en avance sur l’heure fixée qu’il pénètre dans la capitale ; les troupes qui l’entourent le jour où il prête serment sont là pour le protéger. Jamais chef d’État ne s’est trouvé en présence d’une pareille situation. Les devoirs qu’il a à remplir sont aussi lourds que sont faibles les ressources dont il dispose. D’un côté est la rébellion, formidable et déjà organisée ; de l’autre, règnent l’hésitation et le découragement. Cependant la courte carrière de Lincoln suffit à sa renommée et sur son cercueil le monde entier s’incline, saisi de respect.

Or, de Washington à Lincoln, la distance n’est pas si grande ; les contrastes n’existent que dans la forme ; les ressemblances, au contraire, sont profondes. L’un et l’autre sont deux magnifiques exemplaires de l’humanité, marqués au coin de cette nouvelle fabrique d’hommes qui s’appelle l’Amérique et dont le vieux monde commence à admirer les produits sans les bien comprendre encore. Washington et Lincoln ont, à un haut degré, l’esprit américain ; leurs âmes sont sœurs. C’est une tendance habituelle de notre nature de prêter plus d’attention aux actes en général qu’aux mobiles dont les actes s’inspirent. Ainsi le nom de Washington évoquera le souvenir des batailles qu’il a gagnées, des talents dont il a fait preuve dans le gouvernement de son pays, et celui de Lincoln demeurera attaché à l’abolition de l’esclavage qu’il a réalisée. Inconsciemment on les comparera à d’autres capitaines, à d’autres chefs d’État, sans noter ce qui les en diffé-