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LA NOUVELLE REVUE.

adhésion fut tardive et hésitante. Elle détermina la conduite de Lee et de ses camarades. Ceux-là, certes, ne se battaient pas pour défendre l’esclavage, mais la petite patrie dans leurs cœurs l’emporta sur la grande. Ils s’enrôlèrent, — et quelques-uns bien à regret, — là où la Virginie elle-même s’enrôlait. La guerre de sécession dura du 14 avril 1861 au 3 avril 1865. On estime qu’elle coûta près de 14 milliards de francs et anéantit ou estropia pour la vie près d’un million d’hommes. Mais les États-Unis en sortirent grandis, affermis pour longtemps, fortement trempés et aptes à remplir les plus hautes destinées. Le monde nota avec surprise la façon dont se termina une lutte si acharnée, sans représailles, sans exécutions ni confiscations, sans désordres d’aucun genre. Le licenciement des vainqueurs s’accomplit avec autant de facilité que le désarmement des vaincus ; dans le culte fleuri rendu aux morts, les haines s’évaporèrent ; les universités inscrivirent sur des tablettes de marbre les noms des étudiants tombés au champ d’honneur ; l’une d’elles choisit pour gouverneur le grand vaincu Robert Lee et lui confia le soin de former les générations nouvelles. Un souvenir grave, ému plana, sur cette race d’hommes qui, le combat fini, retournaient aux labeurs pacifiques, moins glorieusement fiers de leur Union, mais l’aimant davantage. Chaque année, depuis lors, le Decoration Day a ramené dans les cimetières la foule recueillie. L’Amérique a retenu cette leçon apprise sur les tombes de ses vaillants soldats que ni le recul des frontières, ni l’accumulation des richesses ne suffisent à constituer une nation et qu’il faut pour cela un passé de luttes désintéressées et de souffrances collectives. La dernière victime fut Abraham Lincoln ; le poignard d’un sudiste fanatique fut dirigé sur cet homme dont la bonté égalait l’énergie et qui, réélu aux acclamations du peuple, allait panser doucement les blessures des vaincus, après avoir, sans faillir jamais, soutenu le courage et la confiance de leurs adversaires.

Cette fin tragique fixe l’attention non pas seulement sur les actes, mais sur la personnalité du seizième président des États-Unis, et l’historien se sent amené tout naturellement à rapprocher l’une de l’autre ces deux figures si marquantes et en apparence si dissemblables, Washington et Lincoln. Entre eux, tout semble contraste. Le premier est un grand seigneur : sa famille est noble, sa fortune considérable ; il a reçu une éducation con-