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services mensuels entre la Corogne et la Havane. Si bien qu’à la fin du siècle, à l’heure où l’ineptie britannique manquera de compromettre pour longtemps l’avenir des États-Unis, l’Amérique espagnole se trouvera en plein essor. Il suffit de constater la prospérité atteinte alors par Buenos-Ayres, Caracas et les ports du Mexique pour comprendre rétrospectivement l’intérêt de la partie qui se joua, il y a cent ans, en ces régions lointaines. Si de sages et larges réformes politiques avaient été consenties par l’Espagne, le sceptre du nouveau monde serait peut-être encore dans ses mains.

Moins considérable, la puissance française est plus menaçante pour les colonies anglaises, parce qu’elle est plus proche. Les Français sont solidement établis au Canada. Ils y possèdent des forteresses, des soldats et des canons. Sur les pas des jésuites qui écrivent à travers ces solitudes la plus belle page de l’histoire de leur ordre, ils ont exploré les grands lacs et descendu le Mississipi. Ils ont créé des établissements dans le Michigan, l’Ohio, le Minnesota, l’Iowa, l’Arkansas et la Louisiane. Ils détiennent ainsi ce merveilleux réseau de voies navigables qui relie le Saint-Laurent au golfe du Mexique et traverse quelques-unes des plaines les plus fertiles du monde. Leur faiblesse provient de ce que, derrière ses pionniers, la mère patrie n’émigre pas. Il n’y a guère plus de douze mille Français dans la Nouvelle-France. Presque tous sont des trappeurs, qui recueillent des fourrures, des missionnaires, qui ne songent qu’à sauver des âmes, ou des officiers qui rêvent de Versailles le soir, autour des feux de bivouac ou dans les postes avancés bâtis en troncs d’arbres. Les fonctionnaires ont formé, à Québec, un petit centre mondain. Ils y introduisent ce qu’ils peuvent des raffinements de la vie française et s’efforcent ainsi de tromper leur exil. Les plus hardis s’enfoncent dans l’ouest, mais sans cesser d’entrevoir, au delà de leur existence présente, le retour en Europe. Ils amassent des souvenirs pour leur vieillesse : ils sont aventuriers, ils ne sont pas coloniaux. Mais la France a dans son jeu un terrible atout : ce sont les Indiens. Les récentes découvertes ethnologiques[1] ont singulièrement compliqué le problème indien, puisqu’on compte aujourd’hui près de soixante dialectes, qui paraissent avoir totalement différé les uns des

  1. Septième rapport du Bureau d’ethnologie, publié par le major Powell (1891).