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AILE DE CORBEAU

C’est bien à tort que Jerry Smith, le potentat d’Outre-Atlantique, le Roi du Sol, le vertigineux brasseur d’or, d’hommes et de continents, passe pour avoir ignoré l’amour. Dans sa carrière heurtée, pleine d’heures tumultueuses et bizarres, mais que peu de personnes exactement connaissent, il solda cette passion d’un important tribut ; et même, sous le couvert d’allures hermétiques, ses deux ou trois intimes lui savent un cœur actif jusqu’aujourd’hui.

Du temps des premières splendeurs (avant de lui consentir un définitif équilibre sur le socle des millions, souventefois la Fortune l’en fit glisser, par boutade) ; Jerry Smith, imprésario du fameux trust Massachusetts-Occident, vint à Paris goûter la quintessence des joies modernes.

Il se montrait, vers trente ans, un garçon plutôt primesautier, bien que, déjà dans sa jeunesse, il recelât en germe cet incommensurable mépris de l’Humanité, dont il donna tant de gages plus tard ; et au lieu de ce faciès immobile et muré, on lui voyait un visage affable avec des yeux véhéments.

Après qu’il eût visité l’Opéra, les Égouts, la Bourse, soupé aux Halles, ses guides l’emmenèrent au Chat Noir, nombril de l’atticisme contemporain ; comme ils entraient, une jeune personne svelte, nommée Aile-de-Corbeau vu ses bandeaux plats d’un noir opaque, lamentait, sur la scène, le départ pour La Nouvelle d’un sien ami, le Grand Louis de Saint-Ouen. Jerry Smith éprouva un choc, et, dès l’entr’acte, après une présentation sommaire, se déclara carrément. Il tombait mal.

En effet, cette fille étrange, dédaignant jusqu’à l’invraisemblance ce que les autres révèrent, aimait exclusivement selon ses goûts particuliers ; et, juste la semaine précédente, elle s’était toquée d’un collégien imberbe et marmiteux, lequel, ayant couru cette chance de la guetter à la sortie pour lui fourrer sous