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LA CRISE MORALE

qu’il faut modifier pour amener des transformations sociales ; le problème économique sera plutôt résolu si on l’envisage au point de vue moral[1]. Charles Secrétan pensait avec raison que les véritables causes de la misère sont des causes morales[2]. Pour croire que la question sociale est indépendante de la question morale, il faut se faire une fausse idée de la morale. Trop souvent, en effet, on l’a renfermée dans l’unique recherche de l’équilibre personnel, dans la conscience. En restreignant ainsi le domaine de la morale, on aboutit au mysticisme ou à l’indifférence telle que la comprenaient les épicuriens. Au contraire, on doit considérer la morale comme un ensemble de conceptions s’étendant à toutes les réalités, à tous les produits de l’activité humaine, à tous les résultats de l’effort personnel ou collectif. La moralité se reflète sur toutes les manifestations extérieures de l’individu ; les changements sociaux sont, pourrait-on dire, une projection des idées morales, élaborées par un individu, ou par une génération. Une réforme dans la moralité aura donc pour conséquence une réforme sociale, sans que, pour cela, la réciproque soit vraie.

La question de la crise morale s’impose aujourd’hui comme elle s’est imposée hier. Nous n’avons pas la prétention de croire que d’autres n’auront pas encore à l’aborder après nous ; malgré tout, il n’est pas inutile d’en rechercher les causes, de distinguer celles qui sont réelles de celles qui ne sont qu’apparentes. Et, si l’expression n’est pas jugée trop prétentieuse, on peut ainsi, en moraliste et en sociologue, dresser le bilan de notre monde moderne.

Parmi les causes assignées à notre désarroi moral, il faut signaler en première ligne, celle que ne manquent pas de mettre en avant les adversaires du régime moderne, de la démocratie républicaine. Et comme la caractéristique de ce régime c’est l’instruction donnée à tous les futurs citoyens, et distribuée sans distinction de confessions ou de croyances, on a vite fait d’incriminer l’école laïque, et de la désigner comme la cause de tout le mal. Serait-il donc vrai que le moyen jugé efficace pour le relèvement moral du pays aurait produit des résultats contraires à ceux qu’on attendait ?

  1. Voir Ziégler : la question sociale est une question morale, trad. Palante ; les ouvrages de Brentano, Schmoller, etc. Proudhon : De la Justice dans la Révolution et dans l’Église.
  2. Voir La Civilisation et la Croyance.