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LA CRISE MORALE


Le problème du devoir qui s’impose à tout homme, celui du bonheur social auquel nous aspirons ont donné naissance aux philosophies et aux conceptions religieuses les plus diverses. Nous pouvons suivre dans l’histoire de la pensée les contradictions des écoles, cherchant à donner la formule de ce qui paraît si simple, au premier abord : la vie ; et l’on est même souvent tenté de se demander si des théories philosophiques sont indispensables pour savoir vivre, et s’il ne vaut pas mieux se laisser aller à la nature qui sera toujours victorieuse des artifices du raisonnement. On pourrait croire aussi que ces graves problèmes ne préoccupent plus notre époque qui songe surtout à montrer (et c’est son droit) ce qu’elle a produit dans le domaine scientifique, et à se glorifier des brillantes applications que l’esprit moderne a tirées des connaissances théoriques, pour accommoder le monde à ses besoins[1].

Personne, certes, n’osera nier les progrès accomplis dans ce sens ; personne ne contestera la beauté de notre monde, et la grandeur de notre action sur la matière rebelle, enfin vaincue par l’esprit. Mais nous laisserons-nous éblouir par le spectacle toujours nouveau des découvertes qui témoignent de la force de notre esprit en améliorant notre existence ? Nous condamnerons-nous à ne voir que la moitié de la réalité ?

À part les faits que nos sens connaissent, et dont nous parvenons à saisir les relations immuables, nous observons ce qui se passe dans le domaine de la conscience ; ce sont nos idées, nos sentiments, nos résolutions, nos habitudes. Ce sont aussi nos actions conformes ou contraires à l’idéal conçu, et constituant la trame de notre vie intérieure. Nous ne nous intéressons pas uniquement aux relations des phénomènes du monde matériel, et nous

  1. Séailles, Les affirmations de la conscience moderne : Pourquoi les dogmes ne renaissent pas. Page 104.