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LA CRISE MORALE

les plus intelligents et les plus actifs, a parfois favorisé les plus dociles, les plus intrigants[1]. Ce n’est ni le mérite ni le savoir qui ont eu la faveur du public, encore trop incapable de les distinguer. Les intrigues, la pression et aussi le hasard ont trop souvent décidé du choix d’une démocratie ne voyant pas encore sa véritable destinée. Combien d’hommes politiques ressemblent à Glaucon, auquel Socrate faisait avouer son ignorance des affaires publiques pour lesquelles il se croyait fait ? Ceux qui, trop longtemps maintenus dans un esclavage intellectuel, se sont tout à coup sentis libres, ont voulu jouir, sans équivoque, de leur nouvelle puissance ; ivres de leur indépendance, ils en ont usé sans compter et sans réfléchir.

Est ce le régime qu’il faut modifier ? Tout n’est pas parfait dans notre organisation parlementaire[2] ; mais, malgré toutes les améliorations que pourront appeler le temps et l’initiative, nous ne permettrons pas qu’on touche au suffrage universel qui, selon le mot de Jules Favre, est la seule puissance qui puisse faire triompher pacifiquement le droit. L’essentiel est de modifier les hommes, de forger à la nation une nouvelle conscience, d’apprendre à ceux qui votent que « l’élection législative n’est pas un mandat »[3], que la loi du nombre, réduite à elle-même, est une loi brutale, et qu’elle doit, de plus en plus, coïncider avec le droit[4]. Un éminent éducateur, devenu depuis un homme politique, M. Ferdinand Buisson, disait en 1899 aux étudiants, dans une conférence restée célèbre, qu’ils ne devaient à aucun prix répudier le régime parlementaire, seul possible pour un peuple libre. Et, nouveau Michelet, s’adressant à ces étudiants, il leur montrait comment était nécessaire en France, à côté des trois pouvoirs que nous connaissons, un quatrième pouvoir, celui de la conscience, celui de l’Éducation. Il sera l’âme de la France et de la République.

En outre, des pouvoirs temporels, rouages de la démocratie, il y a place, dans notre pays, pour un pouvoir spirituel, non pas au sens où le comprenait Auguste Comte, aux yeux duquel les philosophes positivistes devaient former une corporation européenne chargée de régenter les âmes, et constituer un véritable sacerdoce,

  1. Palante : Précis de Sociologie, p. 156.
  2. Disons, en passant, que nous préparons une étude sur ce sujet ; nous la publierons un jour.
  3. Courcelle-Seneuil : La Société moderne ; études morales et politiques, p. 108.
  4. Séailles : Affirmations de la conscience moderne, p. 135.