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LA CRISE MORALE

Celui qui étudie l’état social d’une époque ne doit pas concentrer uniquement son attention sur les crimes qui, semblables aux maladies aiguës, peuvent emporter le malade. De même qu’il est des personnes chez lesquelles on constate un affaiblissement général, un « état maladif » ; ainsi, l’on peut observer dans la société que la moralité générale baisse à certains moments. Les scrupules se font rares dans les rapports des individus entre eux ; on ne pense qu’à soi, sans se soucier du bien général, sans songer à ce qu’on doit aux autres. On commet, sans remords, des actes que ne punit pas le Code, mais que réprouverait une conscience délicate. La constatation d’une semblable manière de penser, et d’agir arrache au moraliste des cris d’angoisse ; il en cherche la cause. Ce n’est plus l’école qu’on accuse, c’est notre régime moderne pris dans son ensemble ; l’avènement de la démocratie semble à certains le point de départ d’un dépérissement général, en attendant notre décomposition finale. Notre politique, dit-on, a été funeste ; comme elle occupe tout le monde, et que de son orientation dépendent notre avenir, notre fortune, notre bien-être, notre place dans le monde, cette politique a eu un fatal retentissement sur toute la vie nationale. Le suffrage universel a mis le pouvoir aux mains de tous, et c’était justice ; mais n’a-t-il pas dénaturé les consciences, n’a-t-il pas fait croire aux électeurs que leur élu devait, au risque de perdre sa situation, se plier à leurs caprices, satisfaire leurs désirs ? Le régime parlementaire aurait rabaissé le niveau de la moralité, diminué ou supprimé l’initiative. On se rappelle les invectives que lançait, en 1884, Ed. Schérer, dénonçant à la vindicte publique « les mœurs du suffrage universel », montrant le député tenu par le marché conclu avec les électeurs, ou plutôt avec un comité tout-puissant qui fait l’opinion, pris aussi dans le groupe parlementaire, où il ressemble à un simple rouage entraîné par le mouvement désordonné d’une immense machine. De là, toutes les compromissions, toutes les vilenies pour assurer sa réélection ; de là aussi, des complaisances de la part d’un gouvernement désireux de s’assurer une majorité[1].

  1. Cf. discours de Challemel-Lacour, au Sénat, 19 décembre 1888. Charles Benoist : la Crise de l’État moderne ; Raoul de La Grasserie, dans les Annales de l’Institut international de sociologie, t. X, p. 135.