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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

Oui, vraiment la forme républicaine comporte beaucoup d’élasticité !… Étienne se prend à rire en pensant à la crise d’indignation en laquelle cette simple réflexion plongerait son respectable cousin le vieux duc d’Alluin.

VI

Le même soir, dans la salle à manger du Metropolitan-club, les diplomates célibataires s’assirent à leurs petites tables carrées ornées de bougies à abat-jours roses et dégustèrent dédaigneusement leur potage qu’ils ne trouvèrent ni bon ni mauvais. Et comme le poisson tardait à venir, détenu à la cuisine par quelque négligence nègre, l’un d’eux, un grand jeune homme très mince avec un regard d’ange déchu, des cheveux blonds en crête de vague et des doigts effilés cerclés d’or, se renversa un peu sur sa chaise, étendit les jambes, changea sa fourchette et son couteau de place poussa un long soupir et dit enfin en s’adressant à son voisin. « Rovesco, je crois que je ne pourrai jamais m’habituer à ce pays-ci ! »

— « Eh bien ! répondit l’autre pacifiquement il faut demander votre changement » — Rovesco était un homme petit et peu corpulent qui n’offrait rien d’intéressant que sa tête trop grosse pour son corps mais fort expressive. Noir de cheveux et jaunâtre de peau, il promenait sur les choses et sur les gens un regard qui s’appuyait sur eux et qui était tout chargé de logique imperturbable et de philosophie railleuse. Secrétaire de la Légation d’Italie il résidait à Washington depuis plusieurs années : il y était l’ami de tout le monde et le confident de beaucoup. On ne lui connaissait point de flirt et toutes ses tendresses semblaient se rencontrer sur sa bibliothèque où il avait amassé le trésor de la blague universelle. Monsieur Anatole France tenait évidemment la première place. Venaient ensuite tous ceux qui sous quelque forme et en quelque langage que ce fut, s’étaient amusés à percer à jour une croyance sincère, à troubler des consciences, à démolir des convictions, à ridiculiser de vieilles coutumes, à ébranler quelque règle de morale. Rovesco invitait tour à tour ses collègues et leurs femmes à venir prendre le thé dans son petit appartement et après le thé, de sa voix lente et bien timbrée, il ne manquait pas de lire à ses hôtes quelques passages piquants de ses auteurs favoris. C’était une distraction très recherchée dans le corps diplomatique.