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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

de progrès, il attira les regards de son client vers les gros globes électriques suspendus aux croisements des rues. « Monsieur, dit-il, c’est le soir qu’il faut être ici. Vous ferez bien de revenir ce soir. Peut-être n’avez-vous jamais vu de ville électrique. Celle-ci a été la première en Gaule où l’on ait inventé cette lumière » Étienne sourit : cela lui rappelait la naïveté du patriotisme américain. — « Monsieur, reprit l’autre, j’ai été à Paris dans les temps. Mais je ne crois pas qu’il y ait rien là d’aussi beau que Chateaulin et quant à Brest, cela ne vaut pas d’en parler ».

Malgré l’enthousiasme et les velléités bavardes de l’excellent Breton, la conversation tomba vite. Étienne ne releva pas ses appréciations sur la cathédrale de Quimper et les remparts de Concarneau. Le cocher ne s’en formalisa pas ; il pensa que le jeune homme « se causait dans le cœur » et respecta sa rêverie. Étienne rêvait, en effet, à l’étrange destin de celui auquel il allait rendre visite. Depuis longtemps il s’était promis d’accomplir ce pèlerinage et il se félicitait que la scène pénible de la veille en lui inspirant le désir de s’éloigner de Kerarvro eût précipité sa résolution. Maintenant que le terme du voyage approchait, il sentait son émotion grandir. Des pensées tumultueuses, des impressions contradictoires le troublaient. La seule idée qui ne lui vint pas, c’est qu’il allait rencontrer là le néant, le silence éternel, l’énigme qu’on ne pouvait plus déchiffrer. Il lui semblait au contraire que son grand-oncle était vivant, qu’il le verrait, tout au moins qu’il se trouverait en communication directe avec lui, l’entendrait parler, percerait le secret de sa vie.

Le balancement de la voiture finit par amener le sommeil. Il était fatigué de sa nuit blanche et de son départ matinal. Alors les visions prirent la netteté des songes. Debout sur le seuil d’un manoir très antique, l’abbé de Lesneven attendait son neveu. Ses traits étaient bien tels que la miniature trouvée à Kerarvro les avait fixés dans la mémoire de celui-ci. Seulement un sourire bienveillant en atténuait l’étrangeté. L’abbé tenait un livre entre ses mains ; il mit un doigt sur ses lèvres et fit un signe. Étienne comprit que « les autres » dormaient et qu’il fallait prendre garde de les éveiller. Alors tous deux marchèrent en silence vers un sommet sablonneux que couronnaient des broussailles sèches. L’abbé glissait sur le sol sans paraître y adhérer. En haut il y avait un cercle farouche au milieu duquel se dressait le Menhir Noir, une énorme aiguille druidique bizarrement cornée par en haut, lisse sur toutes