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prendre. Par un phénomène dont il ne se rendait pas bien compte il ne retrouvait plus aucun des points d’appui qui lui étaient apparus de loin et sur lesquels il avait pensé asseoir ses entreprises. Malgré qu’il connût bien son pays, il semblait, qu’une fois en Amérique, il en eut oublié le détail pour n’en plus considérer que les contours et les arêtes. Il avait raisonné sur une Bretagne irréelle, vue en ballon, de très haut. Par où commencer ?… Il cherchait le fil conducteur et ne le trouvait pas. Se dévouer à ses concitoyens, rendre leur marche plus sûre, éclaircir leur route, leur enseigner la solidarité, comme cela paraissait facile de loin et comme d’ici, cela devenait imprécis et laborieux ! il avait craint d’hésiter devant l’exécution mais n’avait pas prévu qu’il faudrait tâtonner pour déterminer l’action. Là-bas, les œuvres sociales poussaient toutes seules : un effort initial les mettait debout et suffisait… Il se souvenait d’un professeur appartenant à une famille distinguée et possédant de belles relations qui n’avait eu qu’à faire la tournée de ses amis, leur annonçant son projet de fonder un collège modèle, pour recueillir aussitôt l’argent nécessaire ; il connaissait un homme d’un certain âge dont la vie avait été médiocrement remplie et qui, ayant conçu tout à coup l’idée d’un système ingénieux de mutualité, n’avait éprouvé aucune difficulté pour en faire l’application dans la petite ville qu’il habitait. Il songeait enfin à ce modeste clergyman qui avait pu réaliser en quelques mois le rêve prodigieux du Parlement des Religions de Chicago et à cette grande dame, reine de toutes les élégances, qui avait su faire de la section féminine de la Worlds-Fair quelque chose d’imprévu et de grandiose.

Dès le second jour après son arrivée, ces idées avaient commencé de tournoyer dans sa tête, lui donnant de plus en plus le sentiment de son impuissance et s’embrouillant peu à peu comme les morceaux d’un kaléidoscope. Il n’avait plus qu’un seul point de repère, l’amour de Mary. Mary, se disait-il, peut m’aimer : il manque une chose pour cela. Elle ne me considère pas comme un homme parce que je n’ai rien fait pour prouver que j’en sois un. C’est à moi d’agir en conformité avec la situation que j’occupe et les moyens dont je dispose. Et plus cette nécessité le pressait, plus il se sentait malhabile à s’en faire une règle pratique de conduite. C’étaient les mêmes difficultés qu’avant son voyage, mais accrues par tout ce qu’il avait vu dépenser là-bas d’énergie individuelle et obtenir de résultats remarquables, exaspérées aussi, par la