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LA NOUVELLE REVUE

Étienne, ne pouvait manquer de découvrir. Ce sarcasme l’exaspérait parce qu’il en sentait la justesse. En quoi serait-il plus avancé pour avoir parcouru en chemin de fer une portion du continent américain ? La leçon de volonté qu’il se figurait pouvoir prendre là-bas, en quoi modifierait-elle l’état de choses dont il était la victime. — Qu’espérait-il donc ?… Mais Étienne ne raisonnait plus, un instinct plus fort que tous les raisonnements le poussait à traverser l’atlantique.

Il s’en ouvrit à sa mère. Les derniers événements avaient un peu troublé la sérénité de la marquise. Après avoir vécu dans une absolue sécurité, sans rien deviner des combats dont l’âme de son fils était le théâtre et que d’ailleurs il excellait à dissimuler, elle l’avait vu tout d’un coup, changer d’allures, courir les théâtres, « se déranger » pour employer le mot qui résume les craintes et les soucis de toutes les mères. Ses sorties nocturnes, ses traits tirés, ses longs silences disaient clairement la nature du péril. Aussi Yves d’Halgoët avait-il été considéré comme un sauveur et traité avec une bienveillance particulière. Hélas ! ce n’était donc pas fini de tout ce désordre ? Fallait-il vraiment aller chercher si loin, le remède ? Étienne avait visité déjà la Suisse, la Belgique et l’Angleterre à plusieurs reprises. La marquise admit l’opportunité d’un plus long voyage, mais elle batailla contre le Nouveau-Monde. Ses résistances furent vaines. Cette fois-ci, Étienne voulait.

Eh bien ! la volonté est une impuissante et le destin se moque d’elle ! Étienne a voulu ; il est parti, il a vu et il est vaincu. Qu’a-t-il trouvé ? Ce nouveau monde après tout est fait comme l’ancien. L’individu y jouit de plus de liberté, sans doute, mais il y subit aussi plus durement les rigoureuses conséquences de la lutte à outrance. Et puis quoi ? La manière de vivre des Américains est-elle applicable à l’Europe ? Les Américains qui apprécient les idées, les mœurs d’Europe n’hésitent pas à transporter leur tente au delà de l’Océan : ils sont logiques ; ils se rendent compte qu’on ne peut pas être Européen en Amérique, pas plus qu’on ne peut être Américain en Europe… Étienne entend la voix d’Yves qui l’appelle avec un rire moqueur : Ponce de Léon ! Ponce de Léon !… Mais la devise de son ami lui revient aussi à la mémoire, la devise banale et cynique : cheval, pipe et sanglier ! Une colère s’empare de lui. Il est le marquis de Crussène ! il est riche ! il est intelligent ! il voudrait agir et se dévouer ! et voilà ce que la civilisation a à lui offrir : une place de garde-chasse !… Il demeure correct et impas-