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LA NOUVELLE REVUE

toute la philosophie du peuple breton où tant de scepticisme se mêle à tant de superstition, se profilait sur ce visage juvénile.

Ils parlèrent au hasard de cinquante choses proches et lointaines ; la jument semblait éprouver une hâte extraordinaire et grimpait les côtes tout d’une haleine, pressée d’arriver, elle aussi. Elle salua d’un hennissement joyeux l’apparition de la forêt qui se montra à un détour de la route. On la voyait d’en bas, en amphithéâtre avec la vallée qui la divise et bientôt on atteignit les premiers arbres. À gauche, soudain s’ouvrit une clairière au milieu de laquelle s’élevait une courte pyramide de marbre blanc, très simple ; point de sculptures ; rien qu’une guirlande de laurier tournant autour du socle que traversait une palme. Sur la pyramide étaient inscrits ces mots : Étienne-Louis-Raoul, marquis de Crussène, tué à Loigny le 2 décembre 1870. Ce n’était pas un tombeau, mais un monument commémoratif que la marquise avait élevé en mémoire de son mari, à l’entrée de leur domaine. Étienne arrêta la charrette, descendit, ôta son chapeau, s’agenouilla un instant et déposa un baiser sur le marbre. Jean-Marie ému le regardait. Puis la voiture les emporta de nouveau vers le château dont un pignon se montrait maintenant au-dessus d’eux à travers la futaie dépouillée.

La route s’élève en pente douce le long du promontoire boisé sur lequel Kerarvro est bâti : à gauche il y a la rivière, puis la masse de la forêt emplissant le vallon et couvrant les crêtes. Bientôt la montée s’accentua. Étienne jeta un regard derrière lui. Le paysage montait aussi découvrant de grands espaces. La limpidité d’une atmosphère hivernale donnait aux lignes un aspect assagi et définitif. Onze heures sonnèrent à l’horloge des Écuries et les tintements arrivèrent aux oreilles d’Étienne, malgré la distance, comme si les bâtiments encore invisibles eussent été tout voisins ; les onze coups tombèrent dans la forêt comme des sons mystérieux ; Jean-Marie rêvait et le cœur de son compagnon battit au tournant du chemin. Il y a là deux grands rochers qui semblent monter la garde sur un seuil enchanté. Dès qu’on les a passés, tout change : à la nature inculte se substituent les raffinements du parc.

Les roues de la charrette anglaise crièrent sur le gravier. Au bout des pelouses la masse imposante du château apparut : un grand corps de bâtiment avec deux ailes d’inégale importance, terminées par des tours et reliées entre elles par une terrasse bordée d’une balustrade de pierre ajourée, de grands toits coupés de che-