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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

la lisière, les maisons du village semblables à un amas d’épaves grises et puis, au delà, une région tourmentée, l’ondulation rousse des landes coupées par de grandes failles rocheuses, tachetées d’ajoncs ; et tout au loin, la ligne pâle de l’océan bordant le vide du ciel.

Sur ce paysage s’opèrent d’étonnants jeux de lumière. Tantôt le soleil s’échappant des brumes enflamme quelque détail inaperçu qui prend un relief soudain, tantôt on voit glisser sur le sol l’ombre rapide de quelque nuage et cette ombre qui court rend les landes plus rouges et la verdure plus noire. Un chemin s’enfonce là-bas, derrière un repli de terrain : on en distingue les ornières et les cailloux ; une ferme se montre près d’un bouquet d’arbres et les pauvres vitres irrégulières de la façade flambent un instant. L’atmosphère passe d’une transparence fine à une opacité lourde, au hasard des fortes brises qui se croisent, luttent et se repoussent au dessus les unes des autres, apportant l’odeur grisante de la houle et du varech ou bien les parfums de la terre et des herbes.

Malgré sa sauvagerie, ce coin de Bretagne est doux et apaisant. Depuis qu’il est de retour au pays natal, Étienne de Crussène a pris l’habitude de venir là chaque jour ; et quels que soient les ombres et les reflets, le paysage se trouve toujours en harmonie avec l’état de ses pensées. C’est un conseiller intime qui lui parle tour à tour de bravoure, d’espérance, de philosophie… Et Étienne a très besoin qu’on lui parle de cela car son cœur commence à se déchirer. Il est retombé très vite dans la notion douloureuse de sa situation exceptionnelle et n’a pas su encore mettre un peu d’ordre au travers de ses pensées. Un tableau revient, sans cesse, la nuit dans ses songes, le jour dans ses rêveries : la terre d’Amérique fuyant toute basse à l’horizon et le grand steamer labourant les flots et s’enfonçant dans l’espace vide. S’il dort, la vision l’éveille tant elle s’accompagne d’une désespérance aiguë. Au regret d’avoir perdu des illusions qui le soutenaient, s’ajoute le sentiment qu’il a, là-bas, entrevu le bonheur et l’a laissé échapper…

Le retour n’eût pas cette tristesse. À bord, dès le second jour, il s’était remis d’aplomb, tournant plus facilement qu’il n’aurait cru son esprit vers l’avenir, vers la France et les obligations qu’il allait s’y créer. Mary avait bien raison de réclamer de lui des actes virils. Comment même avait-elle pu se montrer si indul-