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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

que une miniature sans cadre glissée derrière d’énormes in-folio et se dissimulant là dans la poussière. Elle représentait un homme au visage long et pâle, le regard brûlant, la bouche tourmentée ; il semblait qu’un feu intérieur le consumât et en même temps une certaine résignation était répandue sur ses traits. Étienne avait reconnu aussitôt son grand oncle ; désireux de mettre la miniature en sûreté, n’osant pourtant, par une sorte de superstitieux effroi, l’emporter dans sa chambre, il l’avait introduite dans un interstice formé par l’angle de deux boiseries vermoulues dans un recoin obscur ; depuis, il était revenu à plusieurs reprises prendre la miniature dans cette cachette et contempler l’étrange figure qui l’attirait.

C’est un 29 octobre, comme il venait d’atteindre ses quinze ans, que la marquise de Crussène lui avait dévoilé en quelques paroles le triste secret et elle avait ajouté — il croyait l’entendre encore : « Mon enfant, tu n’as peut-être pas remarqué que le 30 octobre jour anniversaire de la naissance de Monsieur de Lesneven est pour moi, chaque année, l’occasion d’un jeûne auquel tu pourras désormais t’associer, si tu le veux ; mais je ne t’y force pas ; de tels souvenirs ne sont pas faits pour ta jeunesse et je comprendrai que tu te refuses à les partager ». Néanmoins Étienne avait jeûné de bonne grâce chaque fois que, depuis lors, il s’était trouvé à Kerarvro le 30 octobre. À vrai dire, il préférait n’y pas être, ce jeûne le choquait : il se fut volontiers rendu à l’Église. Mais la Marquise ne faisait point célébrer de service anniversaire ; on ne pouvait prier pour Monsieur de Lesneven puisqu’il était tombé dans la damnation éternelle.

Sur la terrasse de marbre, l’ombre du Capitole se retirait peu à peu ; les oiseaux continuaient de jaser dans les arbres du Smithsonian et le Potomac, de rouler ses flots d’or, Étienne revoyait maintenant sa première enfance, composée, lui semblait-il, de jours bleus et de jours gris, les premiers plus nombreux, les seconds rares, mais si tristes ! Il en gardait des impressions de crépuscule, d’emprisonnement, de détresse sans cause. Des ferments de révolte s’emmagasinaient alors en lui qui éclataient ensuite à l’imprévu, brusquement. Une fois, il avait fait une scène violente parce qu’un habitant du voisinage — royaliste exalté — s’était permis de dire à la table de sa mère, que « sous la République, on n’était pas fier d’être Français ». La République, d’après tout ce qu’il en entendait, devait être une très vilaine personne ; mais