Page:La Nouvelle Revue - 1899 - tome 116.djvu/595

Cette page a été validée par deux contributeurs.
597
LE ROMAN D’UN RALLIÉ

couches poussiéreuses qui en atténuaient l’éclat ; des piles invraisemblables de livres, de brochures, de journaux s’amoncelaient de tous côtés ; la bibliothèque trop resserrée dans le local, débordait sur les lecteurs, menaçant de les étouffer. Décidément Bancroft était trop long ; il suffirait de lire un historien moins prolixe ou même d’acheter un petit précis… En attendant, Étienne se mit à compter combien de fois il avait causé avec Mary Herbertson depuis son arrivée à Washington. Cet enfantillage ayant porté le dernier coup à ses belles résolutions d’antan, il rendit Bancroft et s’en alla.

Sur la terrasse du Capitole c’était grande fête pour les yeux. Les escaliers de marbre blanc avec leurs balustres et leurs candélabres de bronze descendaient symétriquement la colline entre des pentes gazonnées semées de massifs. Le palais étendait à droite et à gauche sa double colonnade et dressait dans le ciel son énorme coupole ; il donnait l’impression de l’harmonie dans la force. Sa façade était baignée d’ombre et sa silhouette se découpait sur le dallage de la terrasse, y formant un vaste tapis bleuâtre. À gauche, par delà les grands arbres qui entourent le Smithsionan Institute on voyait le cours élargi du Potomac roulant vers la mer ses flots dorés. L’obélisque géant élevé à la mémoire du « père de la Patrie » détachait sur le ciel ses éblouissantes arêtes ; puis c’était Pensylvania-Avenue avec ses tramways et ses larges trottoirs unissant le Capitole à la Maison Blanche. À droite l’horizon était fermé par de grandes ondulations boisées. Les teintes pourpres de l’automne américain révélaient, seules, dans ce paysage, la venue prochaine de l’hiver. La sensation de froid qu’Étienne avait éprouvée la veille, à la nuit tombante, provenait d’une rafale passagère. Il se croyait de nouveau au printemps tant la terre et le soleil se souriaient l’un à l’autre. L’admirable panorama qu’il avait sous les yeux s’enfonçait peu à peu dans sa mémoire. Il devinait la faculté qu’il aurait, plus tard, de l’évoquer, de revivre cette minute. Mais tout de suite revenait l’arrière-pensée du départ et surtout de la décision à prendre, du bilan à établir et peut-être de la banqueroute à constater. Il avait placé tant d’espérances sur ce voyage d’Amérique. Que de fois, sous le ciel bas de la Bretagne, assis parmi les roches et les ajoncs il avait tourné ses regards vers l’Océan dont l’immense houle se soulevait au bout des landes sauvages. Par là toujours s’échappait sa pensée quand les étroitesses présentes l’opprimaient trop fort.