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LE ROMAN D’UN RALLIÉ

qui t’entoure. Mais prends garde d’y perdre le bénéfice de ce que tu viens d’acquérir. Une course rapide comme celle que tu as fournie à travers les États-Unis laisse une impression générale qui est souvent exacte, toujours intéressante et qui s’affaiblit dès qu’on veut la contrôler, la justifier par des observations minutieuses et forcément incomplètes. Je conçois que la façon très aimable dont tu es reçu par chacun ait pu contribuer à te retenir à Washington. Les gens y sont à ce que je vois, moins affairés, moins préoccupés d’intérêts matériels que dans les autres villes d’Amérique. Peut être, sans t’en rendre compte, est-ce précisément ce que tu y trouves d’européen qui te charme dans cette société et je me plais à penser que l’Europe y gagnera à tes yeux. C’est là, cher enfant, que tu es destiné à vivre et à faire quelque bien, si Dieu le permet, dans la sphère d’action où il t’a placé. S’il est utile pour un homme de se ménager, en voyageant, des points de comparaison entre les autres pays et le sien, il n’est pas bon de trop en faire usage. C’est là, assurément, un des principaux travers de ce temps-ci. Chaque race a ses particularités, son caractère et sa mission. Mais j’ai tort d’insister. Tu es trop raisonnable pour ne pas m’écouter, trop sensé pour ne pas m’approuver. Arrache-toi donc aux séductions américaines. J’ai, bien entendu, assez haute opinion de toi pour être certaine que ces séductions ne t’ont pas atteint plus profondément que ta correspondance ne me l’a donné à penser. J’attends par le prochain courrier, l’annonce de ton retour. Tu seras ici à temps pour m’aider à recevoir tes cousins d’Halluen qui passeront avec nous la première quinzaine de décembre. Pierre Braz t’attend pour célébrer le mariage de sa fille. Il a déclaré que le repas de noces ne pouvait se faire sans toi ; aussi, dans les deux fermes, on pousse de gros soupirs. Chaque dimanche, à la sortie de la grand’messe, les fiancés s’enquièrent auprès de moi de tes projets, et leur mine s’allonge quand ils apprennent que tu es encore au loin. M. Albert Vilaret est venu à Kerarvro l’autre jour, mais te sachant absent, il n’a pas poussé jusqu’au château. J’estime que tu seras obligé de cesser tous rapports avec cet homme qui met au service d’une mauvaise cause des dons précieux d’intelligence et d’activité. Je le crois d’une ambition qui ne connaît pas de bornes. Déjà, lors de la dernière crise ministérielle, son nom a été prononcé. Il sera ministre au premier jour et son influence dans le département ne fera que s’accroître. M. le Recteur[1] m’a dit que lors de sa der-

  1. Les curés en Bretagne portent le nom de Recteur.