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LE ROMAN D’UN RALLIÉ




CRITIQUE PRÉALABLE[1]


Vous allez publier dans la Nouvelle Revue, madame, un manuscrit quelque peu original — et pour en accroître l’originalité — vous m’offrez d’en faire une critique anticipée, une critique avant la lettre : voilà, ma foi ! qui est nouveau. Eh bien ! ne serait-ce que pour cela, j’accepte ! J’adore les innovations : seulement puisqu’il ne m’est pas permis de soulever le voile d’anonymat sous lequel se dissimule celui… ou celle qui a composé le « Roman d’un Rallié » je réclame pour son critique le même privilège : cela me permettra au besoin d’être sévère…

Et voici pour débuter, un premier reproche ; le titre est malséant. Ce n’est pas du tout un roman, ni par les dimensions, ni par la composition, ni même par le style. Non, ce n’est pas un roman, seulement je ne sais pas du tout ce que c’est… Il y a des pages qui sentent la confession, d’autres le touriste, le globe-trotter comme on dit en style fin de siècle… il y a des petits tableaux de vie américaine et bretonne au centre desquels on placerait volontiers une gentille nouvelle… et puis tout à coup de grandes envolées philosophiques qui vont éclater en l’air, très haut, comme des fusées dans la nuit sombre. Certains passages paraissent inspirés par les descriptions candides d’un Octave Feuillet et d’autres par les inquiétantes songeries d’un Ibsen. Octave Feuillet est plutôt au début et puis à mesure qu’on avance, Ibsen prend le dessus… et le lecteur a l’impression que c’est vrai, qu’il en est ainsi dans la vie, que le mélange des petits faits et des grandes pensées, des incidents futiles et des sentiments ardents constitue véritablement notre existence, à nous, fils nerveux d’un siècle trépidant. Seulement est-ce bien avec cela qu’on fait un livre, un roman ? Le plus réaliste des peintres retouche encore la nature, l’accentue, l’éclaire, la déforme ; s’il se bornait à la reproduire telle quelle sans art, sans aucun

  1. Cette critique est adressée à la Directrice de la « Nouvelle Revue. »