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UN MORALISTE À REBOURS.

comme tous les excessifs, est autoritaire. Il veut nous imposer un système de dénigrement par trop complet et il nous rend méfiants et rebelles à ses intentions. Lui-même dit quelque part :

La loi que les tyrans meurent pour la plupart jeunes et d’une mort violente, que leur progéniture ne leur survit pas, que leur histoire est éclatante, mais leur influence ultérieure de courte durée, peut s’appliquer également aux tyrans de l’esprit.

N’aurait-il pas prononcé là sa propre condamnation ?

Nous ne prétendons pas que les idées de Nietzsche soient absolument nouvelles. Y a-t-il encore du nouveau dans le domaine des appréciations morales, ce domaine que les hommes ont exploré de tout temps, attirés vers lui comme vers le lieu où les mystères de leur existence leur seraient dévoilés. Aussi bien cherchons-nous dans les écrits des philosophes modernes moins des idées neuves qu’une forme nouvelle pour celles que d’autres avant eux ont déjà trouvées. Venu le dernier, Nietzsche avait devant lui un champ d’observation plus vaste, mieux défriché que celui de ses prédécesseurs ; son œuvre est celle d’un compilateur savant doué d’une individualité originale. En lisant les philosophes anciens, pour lesquels la Vérité était encore jeune, simple, indivise, nous nous sentons pris d’un intérêt ému comme on l’éprouve devant l’expression d’états d’âme à jamais passés. Mais nous sommes touchés directement par les doutes, les enthousiasmes et les déceptions de ce chercheur moderne, chez lequel nous retrouvons de nos propres préoccupations. Poussé par son tempérament, par les particularités de sa race, il est arrivé à des conclusions rétrogrades qui choquent tous nos sentiments humains modernes, et personne de nous ne suivra jusque dans ses conséquences extrêmes ce moraliste à rebours ; mais nous lui sommes reconnaissants de certaines perspectives curieuses, de détails pleins de charme qu’il nous a fait voir le long de la route.


B. JEANNINE