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féminin, l’ascendant de Wagner. C’était à l’époque où Nietzsche croyait en Schopenhauer, comme en son maître et Dieu. Il se prosterna, avec une ferveur de jeune croyant, devant Wagner, dans lequel il adorait en même temps le musicien et le disciple de Schopenhauer.

Mais bientôt cette idole aussi s’écroula. Nietzsche reproche amèrement à Wagner de ne pas avoir eu le courage de sa propre grandeur. Après des élans vers une humanité libre, forte, débarrassée du frein des conventions, vers une race de héros, de gens selon le cœur de Nietzsche, échouer misérablement devant la croix du Christ ! Les intentions anti-musicales de morale chrétienne ; le romantisme efféminé, énervant, qui enlève à l’esprit sa gaieté, sa clarté et sa concision ; le mélange de sensualité et de mysticisme, de besoins de liberté mêlés à des besoins de rédemption, toute cette métaphysique introduite dans l’art parurent à Nietzsche une erreur et une déchéance. Il se tourna contre Wagner avec la même passion avec laquelle il avait fait son apologie. La rancune des faibles, des gens du ressentiment qui ne peuvent pardonner d’avoir subi une influence qui les absorbait, dicta à Nietzsche des pages empreintes d’une véritable haine. Pourtant, à côté de ces pages qui diminuent singulièrement le philosophe, nous trouvons des appréciations du critique d’art que nous recommandons à ceux que n’aveugle pas une admiration exempte de discernement pour le maître de Bayreuth.

Nietzsche n’est pas le seul du reste qui reproche à Wagner de demander à la musique des effets pour ainsi dire physiologiques ; d’arriver, par l’étude savante des nuances du son, à agacer ou à hypnotiser les nerfs. Il n’a peut-être pas tort en doutant de cette richesse d’invention qu’exaltent les admirateurs de Wagner et de soupçonner cette générosité royale d’être plutôt de la parcimonie, une habileté à produire, par des procédés d’orchestration, des effets multiples avec le moins d’idées possible. Le pathos haletant de Wagner, son obstination tyrannique à retenir l’auditeur dans l’angoisse d’un sentiment extrême, Nietzsche les traite de cabotinage. Par contre, il admire sans restriction ce qui lui paraît la quintessence du génie de Wagner et ce qu’un très petit nombre seulement de ses admirateurs connaît : de petites choses intimes, courtes, des perles de sentiment délicat, l’expression adorable de cette vertu des décadents, la pitié, que Wagner possédait à un si haut degré.