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les devoirs des forts envers leurs égaux ; pour ce qui est des êtres inférieurs, des « esclaves », on agit avec eux selon son bon plaisir, sans s’occuper de ce qu’un préjugé ancien appelle le bien et le mal.

Ses goûts de démolisseur ont valu à Nietzsche la réputation d’un nihiliste, d’un anarchiste. Rien n’est moins exact cependant. Nietzsche a un dédain tout féodal du nombre, du troupeau. L’esprit de corps lui est également antipathique. Libre-penseurs, socialistes, anarchistes et autres sont confondus par lui dans le même mépris. Des gens qui cherchent à abolir des conceptions, respectables, comme celle de maître et serviteur, quelle société créeraient-ils, grand Dieu ! plus triste encore que celle qui existe. Le renversement des institutions établies en vue d’une société libre lui fait horreur. Il exige la discipline sévère pour la foule, il l’admet même pour les privilégiés comme moyen d’éducation, de sélection. C’est par la contrainte, par la soumission à des lois, même défectueuses, que l’esprit acquiert cette concentration, cette persévérance vers un but déterminé à laquelle nous devons toute floraison du génie humain. Il sent si bien le besoin d’une discipline, qu’il fait même jouer à la religion un rôle qui n’est pas sans nous étonner. Selon lui, le boudhisme et le christianisme, en enseignant aux « innommés », à ceux dont la servitude est la seule raison d’être, l’humilité et le contentement de leur situation inférieure, ont le mérite de protéger l’élite contre les exigences de la multitude. Ceux qui sont nés pour dominer, les prédestinés, puisent au contraire dans la religion des forces de domination : le droit de suprématie, un lien pour unir le maître à ses sujets, un moyen pour sonder la conscience de ceux qui auraient des velléités de révolte.

Ce n’est certes pas un anarchiste, ce défenseur des privilèges du petit nombre. Ce n’est pas non plus un nihiliste. Il lui manque pour cela le sang-froid et l’indifférence. Un nihiliste n’a pas ces ardeurs, cette chaleur d’indignation, cette haine et cette ironie.

C’est plutôt un croyant qui souffre de voir ses idoles s’écrouler sous les coups qu’il leur porte, poussé par un irrésistible besoin d’éprouver leur solidité. Comme devise à un de ses livres, il a mis un vers, intitulé : Ecce Homo qui se termine ainsi :

Lumière devient tout ce que je touche,
Cendres tout ce que je laisse après moi ;
Flamme je suis incontestablement.