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Il y a des valeurs qui lui inspirent, en dépit de leur élévation au rang de vertus, une méfiance et un mépris tout particuliers. De ce nombre est la pitié. Dans ce siècle d’humanitarisme, alors que la pitié nous apparaît, à nous autres, comme une des acquisitions morales dont nous sommes le plus fiers, Nietzsche la soumet à une analyse impitoyable. Il nous démontre, avec une ingéniosité digne d’une meilleure cause, que, quoique nous fassions, quoique nous pensions, la pitié n’est jamais un mouvement d’âme désintéressé. Que ce soit le désir d’affirmer notre pouvoir ou la crainte d’un danger analogue pour nous-mêmes, que nous y cherchions une comparaison qui flatte notre amour-propre ou que ce soit un moyen de nous procurer une jouissance, toujours nous trouverons l’égoïsme le plus parfait au fond de ce sentiment réputé impersonnel. Puis, considérons les effets de la pitié, selon Nietzsche. Rien n’est démoralisant comme la pitié, aussi bien pour celui qui l’éprouve que pour celui qui l’inspire. Ce dernier s’en trouve diminué, humilié. Nos souffrances véritables, profondes et intimes resteront toujours lettre close pour un autre. Ce que nous en laissons voir en est la partie la moins digne, la moins noble. La pitié déshabille, pour ainsi dire, le malheureux. Avec une légèreté et une indiscrétion révoltante, le compatissant s’évertue à jouer le rôle du destin dans la vie d’un autre.

Quant à celui qui éprouve la pitié, il s’affaiblit lui-même volontairement, il se fait du mal, il dépense des forces inutilement pour s’incarner dans des états d’âme étrangers à lui-même.

Nietzsche poursuit la pitié comme une des causes principales de la déchéance de notre génération. Son antipathie pour ce sentiment va si loin qu’il place en tête de son dernier volume : « Le diable me l’a dit, Dieu aussi a son enfer ; c’est son amour de l’humanité. » Puis un autre jour le diable me dit : « Dieu est mort, la pitié pour les hommes l’a tué. »

La charité, cette sœur active de la pitié, est pour Nietzsche un sentiment autoritaire par excellence. Nous demandons à celui que nous secourons qu’il soit comme nous le voulons. Il faut essayer de contrecarrer des projets de charité pour voir ce qu’il y a au fond de cette vertu.

La reconnaissance est une forme adoucie de la vengeance. Se mettre dans le cas de recevoir un bienfait est déchoir momentanément. Par la reconnaissance, on rétablit l’équilibre. Le déchu