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l’histoire de l’humanité. Il trouve une richesse d’expression étonnante lorsqu’il parle de ces races primitives disparues, de leur irresponsabilité superbe, qu’il appelle l’innocence du fauve, de leur hardiesse, de leur spontanéité, de leur joie devant les voluptés de la destruction, du triomphe et de la cruauté.

Les tyrans de la Renaissance qui, naturellement, ont toute sa sympathie, lui apparaissent comme un reflet affaibli et affiné de ces superbes intuitifs. À ces types premiers, auxquels il fait remonter tous les forts, les complets, les privilégiés, — les héros de Homère, les « Wickinger » Scandinaves, les guerriers romains, arabes, teutons, japonais — Nietzsche oppose les gens du ressentiment.

C’est là une de ses idées les plus originales, les plus riches en développements spirituels que cette conception des gens du ressentiment.

Comme de juste, les bien-nés, heureux dans la plénitude de leur nature parfaitement équilibrée, suscitent la jalousie, l’envie, la haine des impuissants. Nietzsche ne tarit pas sur ces délateurs des instincts de rancune et de revanche, ces âmes qui louchent, ces humbles qui savent se taire, attendre ; ces gens du souvenir, privés de la belle vertu de l’oubli, preuve de santé morale, indice d’une sève reconstitutrice qui n’a que faire de vieux sentiments et de vieilles rancunes.

Ces gens du ressentiment se morfondaient dans l’humiliation de leur infériorité. Ils avaient beau se fabriquer un bonheur relatif, fait de la vue de plus misérables qu’eux, ce pis-aller ne leur suffisait pas. Alors, ils utilisaient des forces développées chez eux en raison de leur faiblesse même : la ruse, la dissimulation, la réflexion, l’esprit, et ils préparaient la vengeance la plus complète, la plus géniale qu’on pût imaginer. Ils inventaient le christianisme, « cette insurrection des esclaves dans le domaine de la morale ». Renverser l’idée du Bien et du Mal, démonétiser, pour ainsi dire, les valeurs morales, voilà comment les gens du ressentiment se sont, pour des siècles, vengés des forts.

La doctrine chrétienne proclame l’avènement des misérables, des malheureux, des faibles, des infirmes, et l’abaissement des puissants, des riches, des beaux, des ambitieux, des orgueilleux.

Et pour comble de vengeance, la religion chrétienne prêche le pardon, — le misérable pardonnant au puissant !

Nietzsche, à travers les dix volumes de ses œuvres, s’efforce de refaire le bilan de la morale humaine.