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moralistes, de ces véritables scrutateurs d’âmes, pour généraliser et emprisonner dans les lois de la nécessité et de la stabilité ce que les autres nous donnaient tout au plus comme de modestes indications.

Nietzsche nous le dit lui-même, ce n’est pas un système philosophique qu’il veut nous octroyer, « tout système est un manque de probité. » C’est une sorte de mise en revue de tout ce qui existe et de tout ce qui a existé, une évaluation première, complètement libre et indépendante des valeurs morales, telles que nous les acceptons aujourd’hui. Nous démontrer la valeur intrinsèque de nos biens moraux, voilà la grande préoccupation de Nietzsche. Il appelle cela « préparer la philosophie de l’avenir ».

Pour cette besogne délicate et compliquée, l’auteur se sert d’aphorismes, de dialogues, de paraboles, tout cela en paragraphes détachés, de la longueur de quelques lignes ou de quelques pages. Possédant un sentiment extraordinaire des fluctuations, des nuances changeantes de la pensée, il s’effraie de la concision, de la brutalité du mot. Mais, comme d’autre part il a le besoin impérieux d’une langue précise, il choisit cette forme qui lui permet de reprendre une idée pour la compléter, de jeter sur une question quelconque de nouvelles lumières à mesure qu’elles surgissent dans son esprit. Ces pensées détachées, coulées toujours dans une forme parfaite, et qui n’ont de rapport entre elles que pour celui qui poursuit le plan de l’auteur à travers toutes ses œuvres, s’incrustent dans la mémoire avec une netteté singulière.

Ce qui, dès l’abord, frappe le lecteur et le stupéfie à mesure qu’il avance dans l’œuvre de l’auteur, c’est l’idée que se forme Nietzsche de ce que paraît être la destination de l’homme.

« Vivre, c’est vouloir dominer », dit Nietzsche. De même que dans la nature, vivre signifie lutter pour exister, vivre signifie pour l’homme s’affirmer au détriment de ce qui pourrait gêner son épanouissement.

Schopenhauer aussi dit que vivre signifie un effort constant. Mais cette théorie le conduit à une profonde pitié pour l’homme qu’une force élémentaire oblige malgré lui à cet effort.

Nietzsche, au contraire, considère l’effort et la domination qui en est le prix comme une jouissance. Vivre est une jouissance, ou le serait, si les hommes ne s’étaient gâté leur destinée. Et avec une sombre éloquence, Nietzsche évoque l’image de la bête humaine primitive, du fauve, d’un être plus barbare, plus élémentaire que ceux auxquels nous avons l’habitude de rattacher