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Avec l’enthousiasme facile, cet entraînement vers les personnalités marquantes, et ce goût du paradoxe qui caractérisent la jeunesse de tous les pays, on a fait à Nietzsche une réputation extraordinaire. Mais il ne faut pas oublier que cette réputation est propagée surtout par la jeunesse universitaire, cette jeunesse frondeuse, ennemie du convenu, de l’autorité, de l’esprit bourgeois, éprise du courage et de l’orgueil à outrance. Les gens raisonnables, en Allemagne comme ailleurs, savent bien que si l’on voulait prendre à la lettre tout ce que Nietzsche a écrit, ce serait la fin de toute société.

Les critiques, du reste, auront toujours beau jeu en rappelant que ses théories ont conduit à la folie le philosophe de la force, ce qui n’est peut-être pas tout à fait exact.

Nous laisserons de côté les écrits de la dernière période de Nietzsche, celle où son esprit, déjà fatigué de trop de clarté, s’abandonnait au bienfaisant clair-obscur du mysticisme. Cette dernière tendance pourtant était contraire au tempérament de Nietzsche, à l’esprit même de sa doctrine. Il y a, dans Nietzsche, un fond de positivisme qui le tient solidement attaché à la terre. L’histoire de l’homme à travers les âges, ses triomphes et ses erreurs, l’étude approfondie de toutes les manifestations de l’esprit humain, philosophies, sciences, morales, arts ; l’application à la vie moderne de l’expérience acquise par ce long passé, voilà les sujets qui intéressent Nietzsche, et parmi lesquels le mysticisme n’a pas trouvé de place. Il fallait la sensibilité déjà maladive, l’acuité d’agacement, de souffrance même que le contact avec la réalité produisit sur ce système nerveux ébranlé pour pousser Nietzsche dans l’isolement d’abord, dans le mysticisme ensuite. Et encore, ce que nous appelons le mysticisme de sa dernière période, n’est-il que l’incarnation en symboles de la pensée du philosophe, qui jamais ne se détourne des réalités.

Nous nous occuperons donc plus spécialement des œuvres appartenant à la période brillante de l’auteur. Nous chercherons à fixer les grandes lignes qui courent à travers cette littérature décousue, sans enchaînement apparent.

La forme que Nietzsche a choisie pour exprimer sa pensée n’est pas celle que nous cherchons chez un philosophe. Aussi bien ne prétend-il nullement à ce titre.

Il tient en faible estime

Cette classe de gens qui se sont de tout temps approprié les idées des