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dans son bagage un volume du Monde comme volonté et comme représentation. Les victoires insolentes, l’ivresse du triomphe, le réveil d’une Allemagne nouvelle, qui possède toute l’arrogance, la présomption et la morgue, tout l’enthousiasme aussi d’une jeune puissance, ne s’accordent guère avec le pessimisme de Schopenhauer, avec cette philosophie du renoncement qui tend à réduire au minimum nos désirs, et avec eux le besoin de l’action.

Pourtant, avec Schopenhauer, on avait goûté du plaisir de mêler la philosophie à la vie de tous les jours, d’appliquer les idées abstraites à la direction de l’existence même ; on avait goûté aussi d’une langue philosophique belle, claire, précise, châtiée, littéraire au plus haut point, et on n’avait plus envie de revenir à la métaphysique ancienne.

Le besoin d’un guide nouveau se fit donc sentir en Allemagne. Il était tout trouvé en Frédéric Nietzsche. Un style d’une pureté classique, une grande précision de pensée, une faculté singulière de retourner au profit de ses idées tout ce qui a été conçu et fait jusqu’à présent, voilà les qualités éminentes de ce philosophe moderne.

De plus, sa pensée prend sa source même dans les instincts fondamentaux de la race germanique. L’auteur a beau dire des vérités désagréables à ses compatriotes, opposer à leur manque de grâce, à leur lenteur de compréhension, la vivacité d’esprit, le sens des proportions, le bon goût français, il reste Teuton avant tout. Le culte de la force, la condamnation impitoyable de certaines faiblesses sublimes que les hommes ont élevées au rang de vertus, l’exaltation du droit du plus fort, l’apologie d’une sorte de barbarie idéale — qui, autre qu’un Allemand, aurait basé là-dessus sa doctrine ?

Puis on se racontait que Nietzsche, dans le mystère de sa réclusion, réclusion que ses disciples, ses amis et sa famille, faisaient longtemps passer pour une retraite temporaire et volontaire, nourrissait le culte du jeune empereur, de cet autoritaire par excellence, dans lequel le philosophe entrevoyait son type de l’avenir, le Uebermensch, l’homme suprême, le héros, l’homme-dieu.

On ne dit pas si l’empereur, ce protestant fervent, s’est senti flatté de la sympathie et de la confiance du singulier admirateur dont l’athéisme orgueilleux ne recule pas devant les conclusions extrêmes.